Directrice de Lalanbik, Valérie Lafont porte depuis de nombreuses années un projet chorégraphique engagé au cœur du territoire réunionnais. Ancrée dans le paysage culturel local tout en restant ouverte aux circulations artistiques dans l’océan Indien et au-delà, elle vient d’obtenir une reconnaissance majeure : Lalanbik devient le 2e Centre de développement Chorégraphique National d’outre-mer. À l’occasion de « Fèt laDanse », temps fort de la saison, on a eu envie d’échanger avec elle sur cette aventure, ses enjeux et ses perspectives.
Cela change beaucoup de choses. On pourrait dire que l’obtention du label vient reconnaître le travail déjà engagé, une forme de validation d’un projet, d’un cahier des charges, dans une mission de service public. Donc, en un sens, le jour où le label est attribué, ce n’est pas une révolution : l’activité qui permet d’y prétendre est déjà en place.
Il s’agit d’un ensemble structuré : soutien à la création, accompagnement des compagnies, diffusion de spectacles de danse, transmission auprès de la jeunesse, participation active au réseau professionnel… Aujourd’hui, ce que cela transforme concrètement, c’est d’abord une forme d’officialisation. Nous nous sommes battus pour faire reconnaître l’océan Indien, pour affirmer un ancrage spécifique à cette zone.
Ce n’est donc pas simplement La Réunion, ou une énième structure dédiée à la danse contemporaine. Nous avons insisté pour intégrer cette dimension « Océan Indien », et elle a été reconnue dans la labellisation. Désormais, nous sommes un Centre de Développement Chorégraphique National — océan Indien.
Cela signifie que nous allons collaborer avec des artistes venus d’autres pays, d’autres régions. Il y a un véritable ancrage international, et une volonté affirmée de valoriser un geste chorégraphique différent, moins attendu que celui que l’on peut voir à Paris, par exemple.
Lorsque je suis arrivée, je connaissais très peu d’artistes, voire presque aucun. C’est d’ailleurs ce qui m’avait intéressée : j’avais rencontré des artistes sud-africains et j’avais perçu, dans cette région, une énergie particulière, revigorante pour nous, au nord. Mais je suis arrivée sans certitudes, avec une posture d’ouverture totale.
Très vite, j’ai constaté une vitalité artistique remarquable dans les pays voisins : Maurice, Madagascar, les Comores, le Mozambique, l’Afrique du Sud… Ce qui marque, c’est le contraste : les artistes y disposent de très peu de moyens. C’est parfois dramatique. On oublie que La Réunion, même isolée, est une île relativement riche au cœur d’un environnement extrêmement précaire. Cette disparité saute aux yeux.
C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles ces artistes sont peu connus : ils ont rarement les moyens de diffuser leurs œuvres ou même de les produire dans les conditions que l’on attendrait en métropole. Mais cela ne signifie en aucun cas qu’ils sont moins présents, ni moins passionnants.
Très tôt, j’ai été invitée à un festival à Maurice, par Stephen Bongarçon. Il m’a trouvée sympathique, m’a conviée, j’y suis allée. Puis Quito Tembe, du Mozambique, m’a contactée juste après. Je venais de rentrer de Maurice, il m’a envoyé un message sur WhatsApp à 22h, me demandant mon passeport : il m’envoyait un billet d’avion pour le lendemain. Je ne le connaissais pas du tout, mais je l’ai fait. Et c’est ainsi que je me suis retrouvée plongée dans ce réseau d’artistes.
Il y a d’abord… du mouvement.
Beaucoup de danses qualifiées de « traditionnelles », mais qui ne le sont pas nécessairement plus que d’autres. Prenez Stephen Bongarçon, par exemple : il a élaboré un langage chorégraphique propre, qu’il nomme la technique sagam. C’est une hybridation entre le sega, le baratana tam et la danse contemporaine.
On retrouve aussi une forte empreinte africaine, qui se prolonge jusque dans le hip-hop. Cela donne des gestes plus bruts, plus enracinés. Moins dans la perfection formelle attendue dans la danse classique, moins dans l’uniformité des corps. Ici, tous les corps sont présents, dans toutes leurs singularités. Le geste est libre.
Autre particularité : la musique live. Les moyens techniques étant limités, les musiciens sont souvent présents sur scène avec les danseurs. Danse et musique ne sont pas séparées. C’est une richesse. On a parfois l’impression de retrouver ici des pratiques que nous avons perdues en Europe, et que nous aimerions bien ressusciter.
Et puis, la danse est vitale. Beaucoup de danseurs jouent leur vie sur scène. J’ai travaillé avec un jeune réfugié rwandais arrivé à Mayotte, pour qui la danse a été une planche de salut. Ou encore Thierry Zadel, que nous avons soutenu l’an passé : sa technique est perfectible, mais il est animé d’une urgence, d’un engagement total. La danse est son langage, sa façon de protester, de survivre.
Nous avons lancé un festival en novembre, Souffle Océan indien, dont la prochaine édition sera la sixième. Nous souhaitions créer un deuxième temps fort, au printemps, mais nous n’avions pas encore pu le mettre en place — faute de moyens, et parce que le théâtre était en travaux.
Désormais, nous récupérons notre théâtre. Et, pour la première fois, nous participons au Kilomètre de danse du CND. Il aura lieu le 25 mai. Ce sera aussi l’occasion de célébrer officiellement notre labellisation, obtenue le 4 novembre. Comme nous l’avions apprise au dernier moment, nous avions trinqué, bien sûr, mais sans avoir pu organiser une fête digne de ce nom.
Ce moment de mai devient donc un véritable temps fort, dans un autre tempo que celui de novembre. Nous y intégrons pleinement les danses amateures au cœur de notre démarche professionnelle.
Toute la semaine du 24 mai au 2 juin, nous allons déployer toutes les facettes de notre mission : diffusion, création d’œuvres de La Réunion et de la zone, et, grâce au Kilomètre de Danse, valorisation de la pratique populaire. Plus de 50 groupes sont mobilisés — contre une vingtaine ailleurs, paraît-il. C’est colossal.
Nous faisons venir des artistes de la région. Les spectacles auront lieu au théâtre et sur notre petite scène en plein air, au front de mer, que nous avons testée l’année dernière lorsque nous n’avions pas de salle. C’est un lieu formidable.
Enfin, le mois se terminera par la fête de la labellisation, en présence de nos partenaires institutionnels et des artistes du réseau Iocan (Indian Ocean Choreographic Arts Network). Même ceux qui ne sont pas programmés viendront. Il s’agit de célébrer ensemble cette aventure collective.
Absolument. Le théâtre, récemment rénové, a été agrandi. Nous avons amélioré les conditions d’accueil pour les artistes, créé de nouvelles loges, modernisé les sanitaires pour le public, et aménagé une terrasse pour prolonger les événements de manière conviviale.
Ce lieu est un espace de création. Durant cette semaine, plusieurs créations auront lieu, notamment celle d’un artiste comorien, Mohamed, et une recréation de Jérôme Brabant, chorégraphe réunionnais vivant en métropole. Il avait écrit un solo sur son lien à La Réunion. Trop âgé pour le reprendre lui-même, il a choisi de le transmettre à une artiste locale. Nous l’accompagnons dans cette démarche. D’autres créations sont prévues, notamment en novembre.
Quand je suis arrivée fin 2019, le budget était de 140 000 euros. Il n’y avait rien : pas de lieu, pas d’équipe… Nous avons construit progressivement. La labellisation a permis un engagement accru de la région, ce qui est essentiel. L’État, en revanche, a donné moins que ce qui était envisagé. Résultat : certaines projections ont dû être réduites.
Ce n’est pas une inquiétude immédiate, mais une vraie préoccupation à long terme. Je m’interroge sur l’attention portée à la culture, à l’éducation artistique. Nous avons construit ce projet avec nos partenaires. Leur soutien est réel, je ne peux pas me plaindre. Mais ce désintérêt plus global pour la culture me choque profondément.