« Unstill Life » : le duo tendre de Benjamin Millepied et Alexandre Tharaud aux Nuits de Fourvière

A l’origine

Pour Alexandre Tharaud et Benjamin Millepied, tout commence « dans le studio de ma mère ». La danse est première, nous confient-il, même si la musique coule de tous les membres de la famille et passe les murs comme des membranes organiques. Tandis qu’Alexandre Tharaud revisite le répertoire qu’il a enregistré, de Rameau à Satie en passant par Schubert, Beethoven et bien sûr Bach, Benjamin Millepied danse avec une liberté qu’il partage.

La nature très vivante que présentent les deux artistes propose à la fois un dialogue entre les notes et le corps, une conversation intime et des projections. Alors que le premier long-métrage réalisé par Benjamin Millepied sort aujourd’hui, il n’est question que de projections dans le duo qu’il va promener cet été avec l’alter ego virtuose qu’il a choisi. Les couleurs sont noires, et blanches et bleutées. Les costumes ont la même sobriété qui traverse les âges : débardeur noir et jean brut fluide pour Millepied, costume sombre pour Tharaud. La première création visuelle est une petite fiction dans les jardins du Luxembourg qui remonte aux origines en pastichant une séquence de cinéma muet. Et les jeux d’ombres et de lumières sont ceux-là même que les enfants traversent pour créer tout un monde à eux. Il y a du Doisneau et du Tati dans l’intimité que nous proposent les deux complices lorsqu’ils convient chacun l’enfant éternel à poser pour la photo qu’ils présentent. Par-delà les expérimentations visuelles avec une caméra qui suit les grands déplacements du danseur et les mains du pianiste, c’est la nostalgie de l’enfance qu’Unstill Life encapsule et livre, quasiment nue.

Un duo courageux

Avant même que le spectacle ne commence, Benjamin Millepied était présent sur scène et nous livrait les manèges intimes de son échauffement. Seul à danser pour la majeure partie du spectacle de 1h30, à 46 ans, et après avoir passé 12 ans à principalement chorégraphier, il multiplie les jetés, les tours et les sauts, avec un classicisme touchant, qui entrent en résonnance avec les variations qu’Alexandre Tharaud propose de Rameau. Ce dernier nous explique que lui aussi a dû renoncer à certaines figures avec l’âge, mais que d’autres possibles ont été libérés.

Néanmoins, l’un et l’autre nous font partager un rêve de jeunesse éternelle à travers l’endurance physique évidente que demande Unstill Life. Il y a peu de pauses et elles sont marquées.  Millepied refuse de suivre le rythme fou des doigts de Tharaud dans Bach et/ou se pose sur son tabouret ou contre son piano. Et Tharaud sort un 33 tours de sa pochette qui tourne sur l’écran devant nous pour lui permettre, lui aussi, de traverser la scène. A 54 ans, très tendrement chorégraphié par son complice, il se lance et se met à danser. Il y a à la fois de la complicité et de l’humour dans leurs pas de deux. Et en effet, chacun fait avec son corps. Il y a aussi la planante et surréaliste expérience du double et un moment de trouble qui est l’acmé du spectacle.

Peut-être plus encore que la physicalité de la dernière séquence, où les deux artistes revisitent la 32e sonate de Beethoven comme un séisme : Millepied grimpe littéralement d’une traite les marches du Théâtre Antique, tandis que Tharaud met à exécution la renaissance du compositeur de 50 ans. La lumière éclaire les 2500 spectateurs qui ont été plongés dans l’intimité de la création au fil du temps. Et qui applaudissent debout les deux artistes. Un bis est donné, à la fois espiègle et raccord avec le temps menaçant de Lyon : « Pierre/ Il pleut ».

Alors les Nuits de Fourvière se poursuivent jusqu’au 28 juillet, Unstill Life s’y joue encore les 14 et 15 juin. Le spectacle tourne en Europe cet été et il sera notamment passionnant de voir comment le duo s’adapte au format du Théâtre des Champs-Elysées, du 6 au 8 juillet 2023.