Avec Voice of Desert, le chorégraphe japonais parvient à une perfection de plasticité dynamique entre espace, corps et lumières
Il y a création mondiale et création mondiale. Souvent, cet intitulé impressionnant ne signifie guère plus que la «première» d’une pièce, jamais vue en public auparavant. Objectivement parlant, quel que soit le contexte d’une telle soirée, l’évènement, même assez mineur, est donc mondial. Voilà qui se charge de portées toutes autres, quand la pièce est Voice of Desert, du chorégraphe japonais Saburo Teshigawara, programmée en soirée d’ouverture de la 44ᵉ édition du festival Montpellier Danse. Et cela dans le Théâtre de l’Agora.
Un chorégraphe célèbre nous parvient de l’autre bout du monde, ainsi dans une programmation qui enchaîne les créations inédites, fermement soutenues. Par ailleurs, cette 44ᵉ édition de Montpellier Danse voit acté le départ à la retraite de son inamovible directeur fondateur, Jean-Paul Montanari. Lequel incarne – jusqu’à la caricaturer parfois – une figure considérable des grandes politiques publiques de la Culture, dont s’enorgueillit la France depuis la Libération. L’imprévu de l’histoire s’engouffre alors, avec les perspectives possiblement crépusculaires ouvertes par la dissolution et le renouvellement de l’Assemblée nationale.
Cela a-t-il vraiment à voir avec Saburo Teshigawara ? Oui, pour une bonne part, quand on s’installe sur un siège du Théâtre de l’Agora pour assister à la première de sa pièce Voice of Desert. Cette salle de plein air frémit d’atmosphère festivalière, estivale et méridionale, sous la portée cosmique du ciel étoilé, aiguillé des cris des gabians, car Montpellier est quasiment ville côtière. Frissons. Vibrations. On est ici dans l’Agora de la danse, qui a coulé dans la pierre monumentale l’ambition poursuivie par une ville pendant des décennies en faveur de la danse contemporaine.
Or Teshigawara – on y vient – nous dit son profond attachement à cette salle, la chaleur dorée de ses pierres, l’ordonnancement classique de ses ouvertures, ses issues fugitives. C’est bien dans ce lieu, pour ce lieu, qu’il a conçu Voice of Desert. Longtemps, le chorégraphe s’est plutôt rêvé un devenir d’artiste plasticien. D’une pièce de danse, qu’il co-interprète sur scène, il conçoit absolument tout, du son, de la scénographie, de la lumière. Et de celle-ci, en se gardant de tout tapage technologique high-tech, il compose une toile picturale dynamique, constamment renouvelée, profonde, dense et incisive, qui envoûte le moment et les lieux. Économe en effets, majestueuse en suggestions.
À ce stade, on préfèrerait presque se garder d’en écrire plus. C’est qu’on ne voudrait pas étouffer sous des mots la pureté cristalline de l’élévation spirituelle qui émane de Voice of Desert. L’espace est immense, pour les trois interprètes principaux qui y évoluent. Chacun.e danse sa propre partition clairement distincte, d’une chorégraphie de l’ouverture des espaces à l’envi, sans que jamais le geste n’agresse ceux-ci ; geste préoccupé avant tout de sonder l’entre-deux.
Des corps verticaux, juste en proie à des penchés gravitaires, y déploient une gestuelle amplement périphérique, mais toujours sobre, à partir d’une ondulation des ceintures (pelvienne, scapulaire). Il y a du stylet dans la précision, émanant d’abîmes de dense profondeur intérieure. Il règne comme un silence d’incarnation, dans des présences en flamme sèche, douce et noire. Une infinie diversité d’inspirations, pour l’instant ou l’éternité, sans qu’il faille les rechercher, les désigner, semble nourrir un grand poème méditatif, cosmogonique, contemplatif. Quand Saburo Teshigawara ne boude pas la déchirure ou la saccade du geste, sa muse Rihoko Sato diffuse une stature souveraine de diva de la danse, au comble des maturités.
Cette harmonie suspendue peut être transpercée par le surgissement de deux gnomes endiablés, dans des actions de possession, possiblement diaboliques, sans qu’on s’explique bien la signification narrative littérale de leur apparition. Qu’importe notre ignorance alors. Tout notre être, individuel ou collectif, de spectateur, est en lévitation. Délicat à l’extrême, ce transport revêt néanmoins une puissance de résistance, à tout ce qui dans l’époque ramènerait au rétrécissement, au terre-à-terre, au péril des séparations et des enfermements.
Même au risque d’un délire interprétatif, on a pu y projeter l’épiphanie d’un signe politique.