« Solos dorés », le cœur de la danse est au festival Paris l’été

« L’épouse »

Vous commencerez par enfiler des protège-chaussures, pour ne pas abimer le revêtement de location sur lequel va se jouer la première pièce, celle de Rebecca Journo et « L’épouse » qu’elle se propose d’interpréter en ouverture de ces solos dorés. Là-voici en fond de scène, blanche et brillante, paillettes d’enfant parsemant son cou découvert.  Longuement immobile, transpercée de la note unique que Claire M Singer a enregistré tout en enveloppée sonore; intense, mais jamais saturée. C’est une musique cinématographique qui va accompagner la longue marche et les gestes de microdanse dont la chorégraphe fera son miel, dans son jeu de confrontation avec les stéréotypes corporels. Ceux de la mariée sont faits d’attente et de désarroi, de courage aussi qui rythme sa longue marche à travers la salle de bal. Le public se rapproche, il s’agglutine pour observer au plus près ce que donne le corps contraint, mais toujours vivant, l’entre-deux du consentement. La chair est triste, elle est figée dans la danse, mais cette cérémonie de l’art corporel, cet « après Marina Abramović » toute la mesure de la proximité bouleversante  que provoque ce «mouvement» du public. Oui, il faut être heureuse, il faut « entrer dans le personnage ». Sous les stéréotypes récurrents du genre, le sourire, le clin  l’œil, le cœur est en larme, il est désarmé. Est-ce une scène de crime ou seulement l’effondrement d’une poupée de chiffon dont on découvre qu’elle avait une âme  ? Le regard du public participe à la folie de cet irrésolu, en ce qu’il prend conscience du désastre et en même temps jubile, stupéfiait. Les photos sont interdites, mais qu’importe puisque tous ces regards sont photographiques. Ils dévorent, mais n’impriment pas. « L’épouse » nous entraîne dans cette terreur dont on ne veut voir le dénouement, comme si le châtiment était de rester en suspension. Alors la danseuse tombe et se relève, à la force du bassin, là où bientôt on viendra la féconder, là où bientôt son corps de jeune fille disparaîtra.

Devenir autre (ou presque)

Vous irez ensuite prendre place sur ces bancs qui forment un cercle dans lequel Calixto Neto va déployer ce qu’il appelle son « Outrar » (devenir autre). Ce n’est pas que Rebecca la larve soit devenue un papillon ; mais plutôt que la femme démagnétisée s’est réincarnée en pur Éros, jeune homme venu de lointaine contrée dont le cœur inquiet fait entendre son rythme,  la géométrie parfaite d’un assemblage os-muscle-chair qui se retrouve ici catapulté, un peu plus loin du public bien que celui-ci soit parfois sollicité en ces bordures. Des pieds qui touchent des pieds, de la sueur qui envahit l’espace intime. D’un cul qui soudain exhibe sa face, coloré, décoré, entre trace divine et marquage de bête. Calixto Neto a peut-être peur ; il flotte lourdement dans un staccato de coupe de bois et de geste de travail. Voici quelle est sa condition, femmes de ménage, ouvriers payés à la journée, livreur Uber qui lève la tête, hébété. Voici la stupeur et la danse ; des cercles et la force intérieure contre laquelle on ne peut rien et qui font puissance. Applaudissements.

Du geste entrepris

Vous prendrez enfin place sur des gradins et retrouverez votre rôle habituel de spectateur. Vous êtes au théâtre d’Orange ou ailleurs, vous vous retrouvez mélangés en rang serré, toutes classes confondues. Vous avez de la chance, vous allez assister à un spectacle de divertissement qui fait réfléchir, mais sans le dire. Au fond, la porte s’ouvre et Thibaut Eiferman prend place au centre de la salle de bal. De loin, on a presque l’impression qu’il est nu, mais non ; c’est un « presque, mais pas tout à fait ». Cette dernière performance en solo  est, cette fois,  moins littérale, plus cérébralisée, c’est le bout du voyage de la représentation. « HHH »  met en scène le danseur avec un mannequin dont on peut ajuster, détacher les parties. Enfant curieux, insecte cruel, humain. On pense au petit film de Fernand Léger pour le cadavre exquis cinématographique d’Hans Richter, « the girl with the préfabricated heart ». À l’époque, en 1947, la fascination pour la perfection plastique de la femme robot s’achève en sanglante décapitation de l’homme mannequin, poule qui continue à courir sans tête dans cette poussée de modernité qui fait la nouvelle société de consommation. Chez Eiferman, il n’y a plus de genre, et à peine des corps. Juste des parties, des organes qui s’ajustent, développent leur équation propre, déconcertantes dans leur fausse simplicité. De cette scène de bal après la bataille (sans les corps fumants et pulvérisés par les obus), il ne reste que la liberté naïve, celle du « geste entreprise » qui peu à peu modifie le script de la confrontation homme-machine, jusqu’à l’annuler purement et simplement. En retrouvant l’unité élémentaire du corps et de l’esprit, la danse ouvre au pied-de-biche les chemins de la méta-humanité.  Tout devient ludique, tout peut s’interchanger, mais à la fin, c’est bien la nature de l’homme qui triomphe en s’adaptant, pour finalement rire de ce récit épistémologique qui le transforme en toute petite chose. Coiffé d’une boite en carton volé au matériel de travail, Thibaut Eiferman respire toujours et continue de danser.