Loïc Touzé, chorégraphe installé à Nantes depuis 2010, nous a habitué à des projets multiples, atypiques et souvent surprenants comme ces dernières années Je suis lent (2015, conférence dansée en solo sur son parcours de danse), Forme simple (2018, trio dansant sur les Variations Goldberg de Bach), No oco (2022, pour les 30 danseurs du CCN-Ballet de Lorraine sur le thème de la puissance de la forêt), deux spectacles jeune public (Voici Ulysse sur son bateau, 2016 et Voici les parques, 2019) et cette année, une reprise de Gomme (2011, portrait atypique d’un danseur hip-hop nantais).
Obtenir une place pour Cabaret brouillon n’est pas chose facile et Il vaut mieux s’y prendre à l’avance, car la jauge des spectateurs et spectatrices est limitée à 80 personnes et le spectacle tourne peu. La formule cabaret est ici attendue, avec son dispositif classique et convivial d’ensemble de tables entourées de chaises. L’espace scénique frontal est réduit, orné de deux rideaux noirs serrés en leurs milieux qui seront plus tard déployés. S’y succéderont, sur une durée d’une heure et 45 minutes et en trois parties, une longue suite d’une vingtaine de numéros interprétés en solo, duo, trio ou sextette par six protagonistes. Ceux-ci, trois hommes et trois femmes, seront tout à tour poètes, chanteurs, danseurs et performeurs. Dans son collage, Touzé se propose de « jouer avec les vestiges et les ruines qu’offre l’histoire du cabaret, en laissant apparaître quelques figures grotesques, salutaires et joyeuses » (texte de présentation sur le site internet de la compagnie Oro).
Le public va en effet assister et, espérons-le se laisser prendre, à une succession de moments approximatifs, jubilatoires ou volontairement ratés, parfois seulement suggérés ou esquissés et on a un peu l’impression d’assister à une suite de pochades. De par sa nature hétérogène inhérente au genre cabaret, il n’est pas aisé de raconter Cabaret brouillon : on se souvient du début avec deux poèmes récités, d’un homme qui se dégonfle sur un son de trompette, d’un chœur chanté en anglais en playback, d’un duo grotesque sur une musique de jazz Nouvelle Orléans, d’un danseur déguisé en lapin, d’un chœur entonnant le classique Dans la forêt lointaine…, d’un solo théâtral évoquant Phèdre et du gag récurrent d’un homme vomissant à répétition derrière le rideau de fond.
Le tout débouche sur une proposition plus théâtrale que dansée, souvent ironique ou naïve. Ses interprètes en rajoutent souvent, cabotinant ou revenant à la charge, drôles, dérisoires ou pathétiques, parfois banals à pleurer : « La fantaisie, l’insolence et l’humour noir s’invitent dans la construction d’un geste scénique, indique Touzé, toute à la fois en éclat et continue, dans un temps dilaté ».
Le projet est ambitieux, puisqu’il s’agit pour le chorégraphe de créer un lieu « rudimentaire et peu spectaculaire, partagé entre ceux qui y sont et ceux qui y viennent (et qui) se doit d’être suffisamment lâche pour que chacun puisse s’y sentir accueilli et assez tendu pour que l’attention convoquée donne à percevoir plus que ce qui s’y trouve exposé ». Les deux pauses permettant d’être servis en rafraichissements sont bienvenues et il est alors utile (et recommandé) de lire la feuille de salle. Dans une interview conséquente de trois pages, Touzé y raconte la genèse de la pièce, née pendant les confinements de la crise sanitaire de Covid-19 et dans le lieu pluridisciplinaire qu’il anime depuis 2011 à Nantes, Honolulu, possédant « la plasticité assez parfaite pour devenir un petit cabaret ». L’objectif était aussi d’aller vers une économie de moyens revendiquée, une technique minimale et un rapport simple au public avec peu de lumière et peu de décors, même si des metteurs en scène comme Grotowski ou Kantor ont exploré ce registre dans les années 1960-70 et Pina Bausch dans la période 1980-2009 avec les longs spectacles séquencés qu’on lui connaissait. Touzé ne se réclame pas de ces courants de « théâtre pauvre » ou de Tanztheater, mais cite dans son interview le Kohlkopp (Tête de chou), cabaret créé par l’artiste berlinoise Valeska Gert (1898-1982) qui, en 1932, s’y produisait et mêlait burlesque et grotesque, critique sociale et provocation. Il signale comme il fut ému par les solos filmés de cette artiste que, jeune danseur classique formé à l’Opéra de Paris, il découvrit dans les années 1980, bouleversé par « son audace, son geste rugueux et transgressif ».
Le pari est tenu, mais en partie seulement, car on chercherait en vain ici le sens politique et social de cette présentation quelque peu décousue qui, certes, divertit, mais s’étire en longueur et manque de propos. Les références cinématographiques citées dans l’interview, qui ont servi dans la recherche, font mouche avec leur effet comique, mais échappent au spectateur, qui ne les connait pas. Touzé affirme s’être contenté de mettre en scène quasiment sans intervenir chorégraphiquement. Il a aussi projeté à ses interprètes une captation de son célèbre Morceau. Cette pièce de 2001 qui fit date, imaginée avec trois autres créateurs, expérimentait une forme sans cesse changeante avec « prolifération de signes, d’images, de paroles et de fictions (…), questionnant en actes les codes traditionnels de la représentation et les implicites de la composition » (site internet de la compagnie). Nul doute que l’esprit de Morceau, déjà imprégné de cabaret iconoclaste à l’époque et appartenant à la radicalité des signataires du manifeste du 20 août 1997 dont Touzé faisait partie, est présent ici, mais sans l’effet corrosif et à rebrousse-poil d’il y a 23 ans.
« Minimaliste, pauvre, un peu sombre, avec des chansons de gestes », comme le définit Touzé, Cabaret brouillon mérite cependant d’être vu et vécu, car il surprend et va à contre-courant des formes de cabaret à la mode qui interrogent aujourd’hui le genre (le cabaret a été et reste un tremplin pour beaucoup de travesti.e.s) ou qui valorisent les revues. Il permet de passer un moment bienvenu hors du temps, avec un verre à la main, « sans horizon, sans drame » (sous-titre de la pièce sur le site internet de la compagnie) dans lequel Touzé interroge à nouveau sa pratique et réfléchit comme à son habitude sur ce qu’est le geste, sur ce qu’est une performance.
Créé le 17/05/23 au CDCN Chorège à Falaise (Calvados, où Loïc Touzé a été artiste associé en 2021 et 22)
Reprise à June Events le 31 Mai 2024 à 20 h 00 (CDCN Atelier de Paris – Cartoucherie). Informations et réservations.
Spectacle vu à Angers au CNDC (théâtre Le Quai) le 29 mars 2024 dans le cadre du festival Conversations.
Coproducteurs : Cndc, la Soufflerie/Rezé SCIN Art et création, CDCN Chorège/Falaise, CDCN Atelier de Paris (accueils studios)
Avec Laurent Cebe, Maëlle Gozian, Helena de Laurens, David Marquès, Johann Nöhles, Lina Schlageter
Remerciements à Stéphane Leca, qui a contribué à la rédaction de ce texte.
Visuel : ©Loïc Touzé