Le Royal Ballet reprend cette saison le célèbre ballet de Kenneth McMillan, créé il y a exactement 60 ans sur cette même scène de Covent Garden. Une série de représentations triomphales, portées par une compagnie dont les danseurs exceptionnels sont aussi de remarquables acteurs.
Par François Gassion
Romeo & Juliet est l’un des ballets « Signature » du Royal Ballet. Cette production riche de contrastes et tension dramatique est réputée mondialement (des versions ont été reproduites à l’American Ballet Theatre et dans d’autres compagnies), ce qui est tout à fait mérité tant aucune autre n’a, depuis, égalé cette osmose parfaite entre la pièce de Shakespeare et la chorégraphie.
Kenneth McMillan a construit son ballet Romeo & Juliet en seulement cinq mois, sous la pression du Royal Ballet qui tenait absolument à ce que la production soit prête pour la tournée américaine de la compagnie en 1965. Sa vision était centrée sur le personnage de Juliette, qu’il voyait comme une jeune fille tête‑forte et passionnée, qui n’attend pas d’être sauvée : elle prend toutes les décisions en femme déterminée, maîtresse de son destin. Son décorateur, Nicholas Georgiadis, conçut d’imposants décors, presque étouffants, afin de souligner la vulnérabilité du couple de tourtereaux au sein d’une société véronaise écrasante. Dans les tons rouge et or, ils sont esthétiquement inspirés de la peinture et de l’architecture italiennes du Quattrocento, mais aussi du film éponyme de Franco Zefirelli diffusé en 1960, peu de temps avant la création de ce ballet. C’est toujours cette production assez luxuriante qui est présentée au Royal Ballet de nos jours, régulièrement rénovée afin d’en maintenir le côté chatoyant.
L’écriture chorégraphique s’inscrit dans un langage néo-classique assez cru, privilégiant le réalisme à la stylisation. Elle fait la part belle aux portés spectaculaires, très sensuels, entre les deux principaux protagonistes, ainsi qu’à la virtuosité des ensembles. Il s’agit avant tout de théâtre dansé : ainsi, du fond du plateau jusqu’aux coulisses latérales et l’avant-scène, chacun des plus de cinquante danseurs présents est un personnage de la tragédie, avec sa vie, sa personnalité. Si, spontanément, notre regard est attiré par les interprètes principaux et les superbes lignes du corps de ballet, rapidement, on se rend compte que l’action se déroule aussi en arrière-plan : ainsi Roméo, Mercutio ou Tybalt eux-mêmes, quand ils ne dansent pas, développent au milieu de la foule en fond de scène des interactions aussi riches que s’ils étaient dans le dialogue d’avant-scène… pendant que simultanément six danseurs exécutent une variation virtuose au milieu du plateau. Il en va de même de chaque membre du corps de ballet : chaque « habitant » de Vérone incarne un personnage à part entière, avec son histoire, sa propre pantomime qui se fond dans les ensembles.
Le Romeo & Juliet de McMillan possède ses propres « tubes » : le Pas de Deux, particulièrement sensuel, de la scène du balcon, souvent choisi par les stars mondiales lorsqu’elles se produisent en gala ; et les scènes d’ensemble, parmi lesquelles la rixe de rue qui ouvre le ballet. Chaque spectateur qui découvre pour la première fois cette production ressort stupéfait de cet épisode : il s’agit d’un duel entre une vingtaine de danseurs, où les mouvements des bras et jambes et les claquements des épées épousent le rythme de la partition musicale avec une synchronisation millimétrique croche par croche. L’effet cinématographique, chorégraphique, musical, et l’exploit que revêt la difficulté technique de cet ensemble laissent bouche bée : d’autant qu’il ne s’agit pas ici de cascadeurs professionnels, mais de danseurs dont l’escrime n’est pas le cœur de métier. La difficulté est telle, et le travail en amont si intensif que, si un Benvolio ou un Mercutio vient à tomber malade avant la représentation, c’est toute la distribution qu’il faut changer, tant les répétitions sont conçues avec des « partenaires de duel » qui se connaissent parfaitement. Les autres duels, au 2e acte entre Tybalt et Mercutio, puis Tybalt et Romeo, sont tout aussi ébouriffants, cette fois dans l’engagement théâtral, la violence crue et l’énergie d’acteurs survoltés qui s’y exprime. La posture même des danseurs, épée tendue, est à l’opposé de la stylisation du ballet classique, pour rejoindre celle d’acteurs de cinéma d’une fresque hollywoodienne.
Le Royal Ballet, tout particulièrement sous le mandat de son directeur actuel Kevin O’Hare, excelle particulièrement dans cette théâtralisation du ballet, au point que cela devient la marque de fabrique de la compagnie : qu’il s’agisse de La Belle au bois dormant ou de Romeo & Juliet, ici un ballet est avant tout un récit où chaque mouvement est expressif et s’inscrit dans une phrase. Les interprètes ne se contentent pas d’exécuter à la perfection la chorégraphie complexe que leur impose McMillan, mais sont aussi d’excellents acteurs. Mieux : ils ne « jouent » pas une pièce, ils incarnent littéralement leurs personnages, ne cherchant jamais à faire « beau », mais, a contrario, n’hésitant pas à exprimer la douleur quitte à enlaidir l’expression du visage. La compagnie a atteint aujourd’hui une symbiose irrésistible entre virtuosité de la danse et capacité à emporter le spectateur comme s’il était au cinéma. En visionnant d’anciennes vidéos de représentations de ce Romeo & Juliet par le Royal Ballet, datant parfois de seulement quinze ans, et en comparant avec ce que nous avons vu cette année, l’on se rend compte à quel point la compagnie vit désormais sur une autre planète, à un zénith qu’elle n’avait encore jamais atteint. À sa façon, elle a fait entrer le ballet classique dans le XXIe siècle, en fusionnant ses codes et son langage aux expressions de notre temps.
À partir de là, comparer les six distributions auxquelles nous avons assisté revient à comparer six conceptions théâtrales des personnages. Car évidemment, la question de l’excellence de la danse ne se pose pas, elle est évidente : il serait impossible aux danseurs de s’engager aussi intensément dans leur jeu d’acteurs s’ils ne maîtrisaient pas d’abord la technique à la perfection. De fait, la qualité des jetés, portés et diverses pirouettes n’est pas un sujet, elle s’impose et parait naturelle. Ici, ce qui distingue une distribution d’une autre c’est l’intensité de l’interprétation.
Du magnifique couple de tourtereaux (à la ville comme sur scène) constitué de Fumi Kaneko et Vadim Muntagirov – celui-ci nous gratifiant d’une diagonale électrisante au 2e acte- … au Romeo très romantique et d’une douceur envoûtante de Matthew Ball, aux côtés de la Juliette d’un lyrisme si expressif d’Anna-Rose O’Sullivan ; du Romeo-bad boy de Cesar Corrales, sorte de chef de gang au cœur tendre, à la Juliette lumineuse de Francesca Hayward ; en passant par le Romeo de Reece Clarke, chez qui les portés spectaculaires et monstrueusement difficiles de Mc Millan sont si naturels et « faciles » qu’ils en deviennent une expression évidente de la phrase musicale…
Une soirée se situa hors du temps, nous propulsant à des climax d’émotion mémorables, qui marqueront à jamais l’histoire de ce ballet à Covent Garden – et avouons notre frustration que cette représentation-là n’ait pas été filmée – : celle réunissant Marianela Nuñez et William Bracewell.
À désormais 43 ans, Melle Nuñez semble prendre un nouveau tournant dans son approche de la danse. Jusque-là incarnation de la perfection totale, tant technique que dans le souci du détail interprétatif, elle pouvait avoir tendance à être « prévisible ». Pourtant depuis plusieurs années, cette immense artiste, parmi les plus adulées mondialement, semble évoluer vers une approche moins pudique de la danse. Elle n’hésite plus à exprimer la laideur ou la douleur, à abandonner le « beau » associé à la ballerine classique. Capable d’exprimer tout à la fois la jeunesse irradiante d’une jeune fille dévorant la vie et la tragédie qui se déroule au 3e acte, sa Juliette a bénéficié d’un partenaire qui l’a littéralement transcendée et fut le choc absolu : William Bracewell.
Cet artiste au regard angélique, doté d’une sensibilité à fleur de peau a propulsé le tandem avec Melle Nuñez à des sommets de sensualité tragique. Exemple parfait d’incarnation d’un personnage (et non de « jeu » théâtral), son Roméo incandescent ravage le plateau, poète broyé par le destin entraînant dans sa chevauchée dramatique une Juliette-Nuñez toute consumée de passion intérieure. Emportés dans la tourmente d’événements qui leur échappent, les tourtereaux ont littéralement embrasé le plateau. La scène du meurtre de Tybalt, d’une rare violence, restera mémorable par le regard halluciné de Roméo-Bracewell, devenu presque dément après avoir réalisé la portée de son geste. Un visage qui évoque le « Cri » de Munch – ainsi que le Woyzeck du même chorégraphe McMillan. Terrifiant, mais émouvant aussi, et gravé à jamais dans la mémoire des spectateurs.
Enfin, il est difficile de terminer ce panorama des six distributions sans parler de la Juliette de Mayara Magri, une des plus grandes danseuses classiques aujourd’hui en Europe. Dotée d’une technique extrêmement virtuose et d’une énergie débordante, véritable éruption solaire, cette Martha Argerich de la danse est une Juliette évidente dès ses premiers pas : un astre irradiant, un enthousiasme juvénile irrésistible. Sa façon de s’abandonner amoureusement, corps et âme, dans les portés de la scène du balcon est confondante. Elle est aussi probablement la Juliette la plus déchirée et la plus révoltée au 3e acte, sa scène du poison étant saisissante par l’engagement et l’énergie qu’elle y déploie… pour plus tard crier la douleur visage tordu comme un tableau expressionniste lorsque, au tombeau, elle comprend que Roméo s’est donné la mort. Cette Juliette brûle les planches et entraîne le spectateur dans un tourbillon émotionnel irrésistible.
Ces couples furent entourés, dans les rôles de Tybalt, Mercutio, Benvolio, Pâris… de danseurs sachant parfaitement allier virtuosité et charisme théâtral : Leo Dixon, Giacomo Rovero, Liam Boswell, Daichi Ikarashi … On retiendra tout particulièrement le Mercutio charismatique de Valentino Zucchetti, et surtout le Tybalt survolté de Gary Avis, dont le duel avec Mercutio au 2e acte fut anthologique : une décharge d’adrénaline, dans laquelle on voyait à la fois la violence du combat et en même temps un homme ne maîtrisant plus son destin, loin d’un Tybalt uniformément sombre – du reste, dans la chorégraphie de McMillan, Tybalt tue Mercutio par accident, en l’approchant de dos, un geste maladroit de Romeo poussant Mercutio sur l’épée de Tybalt.
Enfin, l’orchestre du Royal Ballet & Opera, dirigé en alternance par Martin Georgiev et le remarquable Koen Kessels,a parfaitement contribué à créer la tension dramatique de ces représentations, avec des tempi serrés et une pulsation sans répit.
En conclusion, six représentations exceptionnelles, une particulièrement marquante « for ever » (celle avec Nuñez et Bracewell), et un niveau de perfection et de tension dramatique que nous n’avions pas ressenti à ce point lors des reprises précédentes. Une des explications possibles est le luxe des coaches mobilisés pour cette reprise : Alessandra Ferri, Laura Morera, Edward Watson, Darcey Bussell, quatre grandes stars de la danse… Une autre explication est le tournant opéré par le Directeur Kevin O’Hare depuis dix ans : inscrire le ballet classique et néo-classique dans le XXIe siècle, en le rendant encore plus théâtral et cinématographique, en montrant à quel point tous ces grands ballets sont avant tout des histoires à raconter, des passions à exprimer, des tensions à exacerber. Et non de simples alignements de belles lignes. La technique devient un prérequis – et, de ce point de vue, le Royal Ballet a atteint un niveau stratosphérique comme nulle autre compagnie en Europe aujourd’hui-, mais le but est d’exprimer des émotions, de raconter une histoire, comme dans un film. Vu du spectateur, une expérience unique !
Visuels : © Royal Ballet London