« Requiem(s) », l’ode à la vie d’Angelin Preljocaj au Temps d’aimer la danse

Il se peut que nos temps soient troublés, que les créateurs prennent de l’âge ou que nos années vingt soient traversées d’une nouvelle pensée romantique et fataliste. Faute d’étude sérieuse sur ce sujet installé de la mort dans la création actuelle, on peut néanmoins considérer cette seule édition du Temps d’Aimer. Le cadavre transpercé de Didon est encore chaud sur le plateau de Blanca Li, la nature agonise sur celui de Carolyn Carlson et la soirée promet carrément une Danse Macabre de Thierry Malandain et un Requiem(s) au pluriel d’Angelin Preljocaj. A décharge de ce propos expéditif, il convient tout de même de préciser que les quatre académiciens cités, réunis exceptionnellement à Biarritz cette année, s’arrangent tout de même pour remettre l’arme à droite et passer de trépas à vie. Les académiciens ne sont-ils pas des immortels ? Didon prend son pied, la nature reprend ses droits, Malandain réveille les morts sous les talons de Saint-Saëns. Quant à Preljocaj, il le promet sans rire : «j’aurais pu appeler cette pièce Ode à la vie ».
En ces temps troublés où les mots s’inversent, où la désinformation règne, où les propagandes s’aiguisent, Angelin Preljocaj pourrait bien pousser l’antonyme en célébrant la messe des morts, genre de litanie à la Aldous Huxley. La mort, c’est la vie. Mais le maître de cérémonie a une autre idée et une conclusion sincère au processus de deuil qu’il vient d’éprouver. Son Requiem(s) est une loyale introspection qui échappe aux chapelles et fouille les sentiments mêlés du deuil, l’émotion des vivants face à la disparition. Plutôt que de célébrer la ferveur d’une vie possible après la mort ou de définir le vivant comme étant ce qui meurt, il scrute le survivant face à la perte.

Fantasme
Requiem(s) pourrait être une figure de style, la contribution d’un chorégraphe qui compte, à la masse des œuvres qui se sont frottées à cet intitulé définitif. « En tant qu’artiste, on a toujours le fantasme d’écrire un requiem », explique-t-il. Mais l’idée peut rester lointaine, comme la mort que l’on garde à distance. Avec un rien de superstition. Tout le monde sait que Mozart est mort foudroyé en écrivant son requiem, sans trop que l’on sache d’ailleurs qui avait achevé l’imposant Lacrymosa. Pour Angelin Preljocaj et son « besoin irrépressible de créer », le déclencheur a été le deuil, le malheur, le déchirement, les funérailles, plusieurs, il y a deux ans. « Je pense que je ne pourrai jamais être aussi chargé pour évoquer la perte…»  Requiem d’émotions mêlées. De toutes façons, « je me sens en jachère quand je ne suis pas en création », justifie-t-il. C’était le moment.
Plus qu’une prière aux agonisants, le Requiem(s) d’Angelin Preljocaj s’adresse aux biens vivants, à leurs sentiments mêlés des funérailles, qui se retrouvent, repensent, évoquent, partagent, rient parfois pour éprouver la blessure ou pour saluer la mémoire qu’ils détiennent et qui conserve en vie. « Requiem aeternam dona eis ». « Donne-leur le repos éternel », dit la liturgie. Le nouveau rituel d’Angelin Preljocaj est « une folle émotion d’exister et de pouvoir témoigner ». Le rôle des vivants est de porter la mémoire. Cette célébration convoque tous les requiem, avec un grand «S», comme si Mozart, Ligeti, Bach, dopés par le métal hurlant de l’ouverture de rideau, brandissaient cette urne du souvenir. L’existence est vitale pour honorer l’absence de ceux que l’on a aimés. Nietzsche est en coulisse, à la lisière du tourbillon des 19 danseurs et ce qui ne les tue pas les rend plus forts. Deleuze en embuscade convoque Primo Levi, le survivant des camps de la mort, avec sa culpabilité éternelle de rescapé et sa mauvaise conscience. « Un sentiment terrible », appuie Angelin Preljocaj. Contre la honte d’être un homme, le chorégraphe balaie les compromissions. Sa célébration a valeur de leçon. Angelin Preljocaj qui, en 1995 avait quitté Chateauvallon après l’élection du FN, n’est pas mécontent de laisser « suinter » ce cas d’école. « L’histoire ne cesse d’hoqueter, constate-t-il, et on n’apprend pas.» A l’heure où l’extrême droite gonfle ses troupes, ce Requiem(s) est une prière au bon souvenir des vivants.