Un quatuor de jeunes femmes entre danse et performance emballe le théâtre du Garde-chasse des Lilas (93) dans le cadre de la troisième édition du festival Playground.
C’est toujours la même excitation, les mêmes étoiles dans les yeux, le plaisir d’enfin réconcilier la danse avec le jeune public et le public des quartiers. La déjà vieille histoire des danses urbaines et tout particulièrement hip-hop dont la France est clairement l’un des fleurons. Toujours cette même idée de passer par la danse pour donner goût à la texture et l’expressivité. La joie. Sandrine Lescourant a cette générosité du champ libre, de l’étincelle qui lance le mouvement à partir de presque rien, comme si nous étions dans notre chambre d’ados à bouger, redire encore combien le regard de l’autre parfois si cruelle peut aussi devenir amour et soutien. C’est donc parti pour une session dont le commencement, particulièrement réussi, montre des corps immobiles plongés dans la musique et comment ceux-ci se mettent en mouvement sans musique ; la première leçon, la seule pour dire que la danse est le fluide vital qui fait naître puis renaître les âmes blessées. La version enchantée du cauchemar trumpiste où le portefeuille de l’Éducation nationale est confié à l’ancienne patronne de la Fédération de catch.
Car c’est bien l’inverse qui se déroule ici, à travers les témoignages semi-improvisés de ces « corps combattants » qui plaident pour un retournement de la violence dans la danse, pointant au passage les zones d’ombre de la culture hip-hop et de ses réflexes masculinistes. Difficile pour autant de scénographier les contradictions inhérentes à ce qui est aujourd’hui une culture mondiale et en cela toujours porteurs de valeurs traditionnelles contre lesquelles les héroïnes de Raw (brut) bataillent. En effet, les danses urbaines sont loin d’être des cultures minoritaires. À l’inverse, elles sont au centre des compétitions académiques avec notamment les acteurs de la danse contemporaine qui y retrouvent et en réinterprètent les éléments chorégraphiques : même dialectique du tremblé/balancé, du flow et du cercle succédant aux rétractions organiques et aux effets de souffle « mangés », même primauté du mouvement thoracique et du lancé « main-bras », même désertion du rite du grand écart …
Ainsi l’invitation à l’improvisation de Raw ne peut masquer son absence de dramaturgie comme son spectacle ou plutôt ici son infra-spectacle ne porte pas l’improvisation suffisamment loin, suffisamment clairement. Proposer au public de rejoindre la scène ne suffit pas à faire concrètement avancer la communion promise, le hip-hop demeurant un espace très codé, extrêmement complexe, qui joue de son savoir d’élite pour maintenir à flot l’ambiguïté de ses prophéties autoréalisatrices (tout le monde peut danser) et de sa ferveur qui très vite laisse place à l’ordinaire agonistique et parfois à la fanfaronnade. Danser, Raw le dit très bien par ailleurs, n’est pas seulement une histoire de rencontre et d’éducation populaire, mais de parcours de vie, d’engagement total. Est-ce si grave puisque l’essentiel est sauf, à savoir la connexion avec l’amour de la danse ici flagrante ? Oui et non. Les rôles-modèle posés disent sans doute beaucoup, libèrent beaucoup et on ne fera pas à Sandrine Lescourant l’offense de la duplicité. Car le spectacle œuvre précisément contre la tyrannie des dominations, en commençant par ouvrir les vannes des connexions et de la liesse d’un féministe praticable par tous. Sauf que l’absence de déconstruction a aussi pour effet de reproduire à l’identique tout ce qui – par ailleurs- est ici combattu et dont il faudrait se démettre de façon explicite, au risque de laisser à d’autres – des élites plus savantes- l’opportunité de se l’approprier, au risque de fermer brutalement les portes de l’inclusivité qui s’ouvrent ici. C’est l’un des enjeux des prochaines années, lorsque les chorégraphes des danses urbaines prendront la main sur les grandes scènes nationales.
En bref : Playground est un festival de danse pour petits et grands, et pour toute la famille. Proposé depuis 2022 par les Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis, ce sont plusieurs spectacles adaptés à tous les âges qui sont à retrouver dans de nombreuses villes du 93. Cette année, le festival a lieu du 9 au 30 novembre 2024.
Photo : ©Estelle Chaigne