En 2009, à la mort de Pina Baush, le fondateur des Ballets C de la B écrit un spectacle pour retenir la vie. Depuis cette date, et jusqu’au bout, la pièce se donne avec la distribution d’origine. 9 couvertures, 9 interprètes, 2 micros. Un chef-d’œuvre.
À l’origine, ils et elles étaient dix. Depuis 2010, Émilie Josse ne danse plus cette pièce. Désormais, ils et elles sont neuf. Cela est au cœur de cette folle affaire. Les mêmes, toujours les mêmes, sans remplacement possible. Jusqu’à ce que le corps lâche pour de bon. Pour le moment, et donc seize ans après la première, Mathieu Desseigne Ravel, Kaori Ito, Mélanie Lomoff, Ross McCormack, Quan Bui Ngoc, Romeu Runa, Elie Tass, Rosalba Torres Guerrero, Hyo Seung Ye descendent des gradins dans leur tenue du jour, se déshabillent, se retrouvent en slip et maillot de bain deux pièces pour les filles, se munissent chacun·e d’une couverture orange, se mettent en position et commencent par un mouvement de tête qui marque le tempo fait de bruits d’animaux avant que des mélodies super connues arrivent. L’écurie n’est pas loin, car on le comprend vite : ici, on achève bien les chevaux.
Dans une ligne très directe avec la théâtralité de Pina, Platel a écrit une partition faite de douleur et de bonheur. Il cite les farandoles où les danseurs dansent du visage avec le bout des doigts et des orteils, et les scènes de séduction. Mais Out of Context est 100 % Platel, dans ses gestes reconnaissables entre mille. Il y a de l’extrême ici, des côtes visibles, des sauts improbables, des portés sans beauté. Platel allie la technique, la rigueur, l’humour, l’énergie — cela n’est pas si fréquent. Pourtant, c’est ce qui caractérise avec régularité le génie d’Alain Platel ( Coup Fatal, Gardenia, Tauberbach …). Chez lui, tout n’est que torsion, contorsion, pas glissés, sauts et portés contre-nature, et souvent des êtres en dérive ont peur de vieillir.
Si ces danseurs et danseuses posent au commencement le pied au sol, pour le racler, et se font inspecter les voûtes comme si c’étaient des sabots, c’est pour dire : regarde, je bouge encore, je peux bouger encore. Et comment ! L’écriture est magistrale, elle nous impose de décaler le regard. Dans cette leçon de construction de danse, on ne sait jamais où regarder. Les danses se font par deux, par neuf, ou tout·e seul·e aussi. Il y a toutes ces scènes si cultes, comme ce duo entre Mathieu et Kaori qui se finit dans un porté d’équilibriste. Les rondeurs et le joli, ce sera pour le monde d’après — en revanche, la beauté, c’est maintenant. Mélanie et Rosalba désaxent les côtes à mort, les gars jouent les machos pour les faire craquer dans des glissés au sol des plus techniques. Out of Context se regarde comme un flux inconfortable et souvent drôle. La parodie est à la fête, dans un geste proche des premiers Jérôme Bel (bande-son comprise).
À la fois archive tout court, monument de la danse et geste d’aujourd’hui, ce spectacle permet à la fois de se replacer dans ce qui faisait l’actuel de la création en 2009 — ce rapport très mélancolique aux corps post-sida notamment. Il permet surtout de se laisser porter par cette troupe qui se transforme en restant la même. Tous et toutes ont aujourd’hui des carrières. Pour ne citer qu’elle, Kaori Ito dirige le TJP, Centre dramatique national de Strasbourg – Grand Est. Tout en étant contraint dans sa structure, Out of Context est poreux au monde qui l’entoure. Alors oui, on lève encore la main pour aller danser un slow avec Romeu puisqu’il le propose encore.
Out of Context. For Pina est un tube intemporel.
Out of Context – for Pina, 07 > 09.04.2025, dans le cadre du Festival Séquence Danse Paris au 104.
Visuel : © Alain Platel