La danse se glisse dans les lieux culturels, toujours pour le meilleur, souvent dans les musées. Mais dans les bibliothèques ? En voilà une idée aussi belle que pertinente. Chorégraphie pour une œuvre est un cycle rencontre entre le mouvement du corps et les chefs-d’œuvre des collections de la BnF. Ce 5 mai, Ola Maciejewska croisait les estampes japonisantes de Toulouse Lautrec avec la danse de Loïe Fuller. Superbe.
Chorégraphie pour une œuvre est donc un projet imaginé par Aymar Crosnier en collaboration avec la Bibliothèque nationale de France. Après Mathilde Monnier et Noé Soulier, c’est Ola Maciejewska qui se prête au jeu. Depuis 2011, cette danseuse et chorégraphe se dédie au projet Loïe Fuller : Research et se produit dans toute l’Europe. On a pu la voir au musée d’Orsay par exemple en 2021. En 2022, nous découvrions Bombyx Mori, un pas de trois aussi dément qu’hypnotique sur le geste fondateur de Loïe Fuller, la Danse serpentine.
Pour rappel, Danse serpentine est une chorégraphie créée par la danseuse américaine Loïe Fuller au Park Theatre de Brooklyn, à New York, le 15 février 1892. 1892…. C’est elle qui pose les bases de l’abstraction, avant Isadora Duncan; c’est elle qui la première, pratique le light design. Bref, Loïe Fuller c’est la définition de l’avant-garde.
Un siècle plus tard se place dans cette veine. Il s’agit d’un quintet. Maëva Berthelot, Marta Capaccioli, Luis Carricaburu, Adam Chado et Aurélien Vieillard arrivent par le fond de la salle. Iels traversent en ligne droite, le visage super serré. Au sol se trouve cinq grandes jupes noires étalées en corolles. Chacun.e se place face à son tissu.
L’heure est grave. Aucun.e ne peut s’emparer de ce tissu avec distance. L’objet va devenir un geste, c’est clair. Un geste qui ramène à celui fondateur de Loïe à la fin du XIXe siècle.
Alors, chacun.e s’en empare à sa façon. L’un reste figé devant, l’autre se love dedans, un.e troisième le touche. Il faut du temps, de la patience avant de faire entrer le mouvement dans la toile.
Et puis une se lance, elle « le » fait, « le » mouvement, « la » danse serpentine. Oh que oui c’est cult… L’hypnose est immédiate, mais vite, Ola nous alerte, nous interdit de sombrer dans un autre culte, celui des idoles.
Les autres jouent avec la jupe, elle peut se tordre, devenir un paravent, être un drapeau. Car elle se pare de deux bouts de bambou, par lequel l’interprète saisi l’objet et peut le faire tournoyer, vriller, ou juste trembler. Parfois le corps se débrouille seul, sans l’icône, les bras sont visibles désormais, ils montrent sans effets. La rétroversion des bras en boucle est subtil et hypnotique. Chaque corps offre une autre énergie à ce moment clé de l’histoire de la danse. C’est somptueux.
Après le spectacle, nous avons pu entendre une leçon sur la lithographie de Toulouse Lautrec, Miss Loïe Fuller, avec la conservatrice Sandrine Maillet, chargée de collections des affiches au département des Estampes et de la photographie de la BnF. On découvre un autre Toulouse Lautrec, très éloigné des filles de Montmartre. Il a pour l’éternité, posé la fluidité du mouvement de Loïe Fuller dans une estampe abstraite et vaporeuse qui semble s’envoler de la même façon que les vrilles de la danseuse la plus moderne de son siècle et des suivants.
Visuel : Chorégraphie de Ola Maciejewska ©Waleed Shah