Du blanc éclatant vers le noir profond, de la lumière vers l’obscurité, de l’étrange au lyrisme…
Les spectateurs de la Cité des Ducs avaient eu le privilège de découvrir la jeune Léa Vinette au Centre chorégraphique national de Nantes (CCNN) le 24 novembre 2022 dans Nox, son premier essai en tant que chorégraphe. L’accueil avait été enthousiaste : Léa Vinette avait su séduire et impressionner par sa présence, son sens de la composition, son propos. C’est Cyril Jollard, ex-directeur de la Soufflerie, scène conventionnée de Rezé (ville dont Léa est originaire, jouxtant Nantes) qui l’avait remarquée et programmée. Mais plutôt que de danser sur le sol dur de l’Auditorium, l’un des sites de la Soufflerie, Léa avait demandé le plateau du CCNN, mieux adapté à la danse et plus grand, et obtenu gain de cause. Sa pièce s’en trouva magnifiée.
Il n’est pas aisé de décrire Nox. La gestuelle est ici singulière, jouant sur des contrastes, sur divers états de corps, un corps le plus souvent ancré dans le sol. Une fois dressée à la verticale, la belle silhouette mince à queue de cheval de Léa Vinette, semblant innocente, ne laisse guère présager de ce qui va le secouer : affaissements, saccades de la tête, du buste et du bassin, temps morcelé pouvant faire penser à un insecte ou un oiseau, avec une énergie en flux fermé (impact et zigzag), sans jeu de balancier ou de poids. Le regard est parfois intérieur, parfois projeté, scrutant l’espace, porté par une tête aux cheveux saupoudrés de blanc. On se souvient de moments suspendus en arche, d’un bras droit sinueux comme doté d’une vie propre, fouillant l’espace latéral, d’un enracinement en seconde profonde avec bras en verticale, l’un levé et l’autre pointant vers le sol, d’un poing qui cercle et aussi d’une image récurrente, celle de ce personnage mains posées sur les seins, de profil, et qui lance son buste d’avant en arrière, comme saisi par une poussée existentielle.
L’espace est parcouru par des courses, la danseuse se retrouve à un moment à genoux cuisses ouvertes, jouant de son bassin comme pour un rite de fertilité avant une rupture sonore, celle de l’irruption aux deux tiers du solo d’un morceau de Vivaldi, un mouvement vif d’un concerto pour violon d’une durée de trois minutes. Il propulse le corps dans de grands élans et des déplacements, avec un bref retour dans le lit d’ouate du début. Ce moment, d’après la chorégraphe, « annonce un nouveau monde où règnent puissance et prise de contrôle ». Dès la fin de cette musique, pivot dans la pièce, le silence qui suit permet l’ouverture à une diagonale ralentie sur demi-pointes, à diverses formes sculpturales élancées et à une suite de gestes de la main avec index et majeur joints, faisant penser à une bénédiction.
Dans la lumière faiblissante, le bras tranche l’espace, le buste reprend son mouvement saccadé dans un accompagnement sonore de batterie qui roule. Les bras deviennent de plus en plus volubiles et la technicité accrue fait penser à une liberté retrouvée, même si celle-ci se perd dans l’obscurité envahissante. Le visage semble parfois tourmenté, en proie à diverses émotions suffisamment effleurées pour ne pas devenir caricaturales. Comme le souligne dans une vidéo du Cnd (centre national de la danse, Pantin) la directrice adjointe du Cndc (Centre national de danse contemporaine) d’Angers Marion Colléter, on est ici dans un mélange entre abstraction et narrativité. A la fin, les deux dernières minutes de danse ont lieu dans le noir complet. On devine la danseuse mais on ne la voit plus.
Le solo, d’après le dossier, « est une tentative de comprendre comment l’obscurité ouvre nos portes à la perception et à l’introspection (…). La disparition de la lumière invite (la jeune fille) à la transformation, défiant la fixité de soi et la poussant dans une multiplicité d’être ». Léa confie en interview avoir été marquée par un article sur la pollution lumineuse, lu en 2019 dans le Monde diplomatique : elle fut alertée par la disparition du ciel étoilé et se lança alors dans un voyage pour explorer ce que signifient l’obscurité et la nuit.
Dans sa recherche, Léa improvise beaucoup et sélectionne ce qui sort de plus intéressant, privilégiant des « figures » qui sont autant de « formes du corps », s’intéressant à quelle partie du corps se trouve concernée à chaque fois : « J’ai un rapport primitif à mon corps et écoute mon instinct. Je cherche à oublier les codes sociaux et à déconstruire l’hyper-sexualisation du corps féminin, avec ses images, sa séduction. J’aime le mouvement brut et m’autorise à me permettre des choses, avec une marge de jeu. Le mouvement peut surprendre. S’il vient du tréfonds, il peut être violent, rageur. J’aime opposer sagesse et naïveté, jeunesse et vieillesse ».
Il est indéniable que si séduction il y a ici, ce serait en allant du côté de Freud et sa notion d’Unheimlich ou inquiétante étrangeté. Outre l’écriture et la gestuelle heurtée, le costume participe de cette atmosphère qui dérange. Il a été créé en collaboration avec Sofie Durnez, comporte un short matelassé sombre assez moulant, « reptilien et écailleux », et un haut en tulle sans manches, bleu foncé et proche de la peau. Ce tissu laisse deviner par des ouvertures latérales une poitrine en partie peinte en bleu plus clair au niveau des seins et tapissée à la feuille d’or. Le corps, ainsi paré mais gardant bras et jambes nus, est mis en valeur, légèrement érotisé et poétisé.
Le son, créé par Gwenaël Bodet, commence par une nappe très fine et organique, atmosphérique, évoquant le vent, puis devient plus audible avec des couches se superposant, convoquant le nocturne (bruits d’eau, souterrain, batterie).
Il est intéressant d’entendre l’artiste décrypter sa danse et ses choix : le premier titre de ce solo était Planète A, qui s’est changé en Nuits. Suite à la découverte qu’une danse récente avait déjà utilisé ce titre, elle opte pour Nox, nom de la déesse romaine de la nuit (Nyx chez les Grecs). Concernant la scénographie, le coton (ouate de cellulose grise) dans lequel elle est lovée au sol dans la pénombre au début de la pièce symbolise pour elle un dessèchement, un corps nerveux et déshydraté dans lequel il n’y a rien d’obscur. Beaucoup de recherches ont été nécessaires pour arriver à cette scénographie, grâce notamment la dramaturge Sara Vanderieck, essentielle, qui a agi comme œil extérieur et l’a aidée à suivre ses intuitions, à agencer diverses matières et « cellules », de façon à créer une écriture continue. Elle décrit sa danse comme permettant « une multiplicité de corps, de personnages et d’émotions, comme un mapping ».
Ce prologue au ralenti, qui lui permet de se préparer au sol en se mouvant dans l’ouate, se situe pour elle dans un autre temps, un temps infini. Car elle en émerge bientôt et s’érige en pleine lumière, moment où le solo commence véritablement. Il ne faut donc pas confondre ce prologue avec une quelconque « naissance ». Le solo évolue ensuite en déplacement et se spatialise : Léa confie qu’elle a tenté d’installer une ambiance à la Stalker (film russe d’Andréï Tarkovski, 1979), avec son no man’s land blanc caractéristique.
Invitée par le Cndc à venir en janvier dernier au Cnd parler devant la caméra de sa démarche, Léa nous dit : « L’obscurité est souvent perçue comme un manque de lumière, comme quelque chose qui nous empêche de voir le monde. Mais en fait, cet univers de l’obscurité est plein de qualités. Il s’agit de raviver notre relation à cette obscurité pour ouvrir la porte à l’introspection, à l’imagination et à la transformation. Nox est une lente plongée vers le noir, progressive, assez minimaliste et naturaliste par le travail de la lumière. La jeune fille va se sentir disparaître, va perdre les frontières de sa propre identité ».
Dans une autre vidéo réalisée par Micadanses à Paris, Léa affirme avoir beaucoup apprécié la nouvelle d’Issac Asimov de 1941 Quand les ténèbres viendront (Nightfall). Interroge sur la portée politique de son travail, elle ne se revendique pas comme féministe, mais en est proche quand elle signale que son solo progressif parle d’une jeune femme allant d’un monde fragmenté vers une force, un plaisir, une puissance.
Aujourd’hui artiste associée pour trois ans au Cndc (2024-27), Léa affirme que depuis bientôt deux ans, son solo a évolué grâce à plusieurs facteurs : expérience prolongée du plateau, rapport au public plus affirmé, mais aussi son développement personnel à elle. Elle continue à danser pour d’autres, surtout en Belgique où elle réside, et s’est essayé au duo (Nos feux, sa deuxième pièce, créée et vue au festival Conversations à Angers en mars dernier, intéressante et qui a déjà commencé à tourner) : « Un état de corps est sorti de Nox où je change de manière très rapide d’un état corporel à une autre, d’une émotion à une autre. J’ai utilisé ce langage spécifique pour Nos feux, en y rajoutant la relation avec un partenaire ».
Mais Léa, la trentaine, revient de loin, ayant souffert d’une hernie discale il y a quelques années suite à un usage intensif et (trop) exigeant de son corps. C’est grâce à la rencontre avec Florence Legendre, fascia-pulsologue*, qu’elle a réussi à se reconstruire, à faire baisser la douleur et à se renforcer. Depuis, elle a saisi l’importance des pratiques somatiques et s’en sert souvent. Elle avait été formée au Conservatoire de Nantes dont elle retient l’enseignement Nikolais et l’accent mis sur l’improvisation par son professeur Anne Carrié, puis à celui de Lyon en perfectionnement. Elle passe ensuite quatre ans à Arnhem (Pays-Bas) à ArthEZ-University of the Arts, dont elle sort avec son Bachelor (licence) en 2017. Léa y a travaillé plus avant sa technique de danse, y a mené des recherches et y a fait du théâtre et beaucoup d’improvisation. Le travail, par blocs de trois semaines, était très physique et l’enseignement dispensé en anglais. L’académie invitait de nombreux chorégraphes : celle qui a le plus marqué Léa fut Lucinda Childs, avec la reconstruction d’Interior Drama (1977).
Deux années de danseuse freelance ont suivi, pas toujours faciles, notamment économiquement. Un arrangement avec la compagnie/collectif Les Ballets C. de la B. lui permet de disposer à Gand (Belgique) de studios gratuits où elle peut continuer sa recherche personnelle. Après avoir vécu à Amsterdam, Léa se fixe à Bruxelles et travaille dans la compagnie de Louise Vanneste pour deux créations, tout en suivant la formation « danse et pratique chorégraphique » à Charleroi danse. Elle y côtoie entre autres Boris Charmatz, Lia Rodriguès et Nora Chipaumire. Pendant la période où Léa a travaillé avec elle, Louise Vanneste était associée à Charleroi Danse sur un temps long, Son travail est peu connu en France, la chorégraphe tournant peu hors de Belgique.
Pour chacune des représentations de Nox, qu’il s’agisse de la version plateau ou de celle in situ (comme au festival Plastique Danse Flore à Versailles récemment), Léa prend une heure de préparation, suivant son propre rituel : « Je me mets dans un état méditatif en écoutant des audios comportant des indications d’imaginaires ou des morceaux de Billy Eilish ; je m’assieds sur une chaise et pratique l’auto-toucher, posant mes mains sur mon corps pour en sentir l’intérieur. C’est intuitif, différent d’un massage, et ça dure vingt à trente minutes ».
UN SOLO, DEUX VERSIONS
À l’entendre, Léa Vinette fait l’expérience de la nuit de deux façons : sur le plateau, un effort doit être fourni car il lui faut y mettre plus d’imagination, avec du jeu théâtral. Dans la version en plein air, c’est le vivant qui l’inspire : les arbres, l’air, la terre sous ses pieds nus. Développer ces deux formes distinctes lui a paru une évidence, car elles s’enrichissent l’une l’autre. Plusieurs résidences ont contribué à alimenter ces deux versions, notamment une urbaine au 783, lieu intermédiaire nantais, et l’autre en pleine nature, au domaine de Land-Rohan à Vigneux-de-Bretagne (44), avec le soutien du projet Slow Danse. Cette démarche écologique fait sens pour elle.
Léa préfère danser in situ : « Dehors, je respire mieux. Sur un plateau, avec les lumières (signées Gaspar Schelck), on a vite chaud et mon solo est très physique ». Elle va en général faire un repérage sur site un ou deux jours avant et, quand cela est possible, privilégie sous ses pieds l’herbe. Mais si le sol est moins hospitalier, elle se chausse.
Connaît-elle le solo d’Emmanuelle Huynh Múa (nuit en vietnamien) de 1995 ? Oui, et elle est consciente que ce solo procède à l’inverse du sien, allant de l’obscurité vers la lumière. Mais l’occasion de pouvoir échanger avec la célèbre chorégraphe et ancienne directrice du Cndc – où Léa se retrouve aujourd’hui dans le cadre de son association – ne s’est pas encore présentée.
Dans Nox, Léa Vinette nous demande d’affiner nos sens et de considérer cette « violence gracieuse », à l’œuvre dans son écriture. Elle joue avec divers contrastes : émerveillement/peur, plaisir/douleur, cosmos/petitesse et elle-même parle de l’existence autour d’elle de quatre kinésphères (terme inventé par le théoricien Rudolf Laban) ainsi que des forces dionysiaques qui l’animent. Elle est d’évidence attirée par cette opposition entre être « primitif » et « civilisé ».
Après cette réussite en solo, fascinante et qui a nécessité un intense travail, après l’aventure d’un premier duo, Léa envisage une nouvelle pièce pour 2026, un trio à la « narration fugace ». Seront mis en jeu le rythme, la répétition et toujours le souci de déconstruire l’image du corps féminin, avec une touche de dérision.
Léa Vinette, une artiste à suivre, de jour comme de nuit.
Marc Lawton
*La fascia-pulsologie est une thérapie manuelle opérant par toucher fin, accompagné par un travail d’écoute dirigé tant vers l’intérieur du corps que vers l’environnement de la personne. Le fascia est un tissu conjonctif qui sert d’enveloppe aux muscles et tous les autres tissus ou organes du corps humain. Cette membrane fluide entoure comme une toile d’araignée muscles, ligaments, os, nerfs, viscères, etc. Masser les fascias aide à soulager tensions, douleurs musculaires et inflammations et à rétablir mobilité et performance.
Production : Charleroi danse, 783, Soufflerie, Slow Danse
Nox a également été accueilli en résidence à Honolulu (atelier de fabrique artistique danse à Nantes), au centre Wolubilis, au Garage 29, à Dans Punt et à Iles/artist project à Bruxelles et a bénéficié d’une bourse d’écriture de la SACD – fondation Beaumarchais ainsi que d’un soutien de la fédération Wallonie-Bruxelles. Léa Vinette a été accueillie aux Ateliers Médicis dans le cadre du dispositif Création en cours.
C’est la plateforme Météores à Nantes qui s’occupe de l’administration, de la production et de la diffusion de Léa Vinette.
Ce solo a été revu le 26 mars dernier au festival Conversations au Théâtre de l’Hôtel de Ville de Saint Barthélémy d’Anjou. Le plateau était partagé avec Amala Dianor, qui reprenait son trio Point Zéro.
Reprises à venir :
2025 : 12, 13 et 14 juin au Cndc d’Angers dans le cadre de « Vers les étoiles » in situ
Visuel :© Simon van der Zande