Le musée d’arts de Nantes est accoutumé à ne pas se limiter aux beaux-arts. Depuis de nombreuses années, au-delà de sa collection permanente et de ses expositions temporaires, il s’autorise concerts, spectacles et performances diverses dans ses murs et notamment dans sa belle annexe de pierre, la chapelle de l’Oratoire, bâtiment du XVIIe siècle typique de la Contre-Réforme. C’est là que Benoît Canteteau, circassien, danseur et directeur artistique de la compagnie nantaise Groupe Fluo, présentait le week-end son solo Nouage, sous-titrée danse sculpture et dressage de pierres.
Dans un espace carré quadri-frontal, un public familial est invité à s’asseoir sur bancs et coussins, tout de suite intrigué par la scénographie donnée à voir, faite de cailloux de tailles différentes et de structures en bois léger. Au centre se tient une masse de tissu noire et immobile qui se met à bouger tandis que se font entendre un bruit de ressac et des sons électroacoustiques incongrus (explosions, borborygmes, nappes synthétiques), diffusés par haut-parleurs. Un caillou se déplace au sol comme par magie tandis qu’émerge du tissu noir un personnage qui tient autant de l’alpiniste que du sauvage, le visage et les bras marqués comme un indien. Un filin jaune fluo est enroulé autour de son torse, muni de mousquetons. Il tient une grosse pierre sur sa tête et l’humour est tout de suite présent, car on devine vite que tous ces cailloux sont factices.
Ce qui va suivre va consister en une complexe organisation de l’espace, le personnage souvent en déséquilibre déplaçant sans cesse ses accessoires, les empilant, mimant souvent l’effort et créant de belles images poétiques. Un trépied de bois reçoit ainsi deux pierres, une sorte d’épée est extirpée d’un gros rocher (référence flash à Excalibur et la légende du roi Arthur)… Tout ce manège, diurne ou nocturne (l’éclairage change par moments), est performé comme une série d’épreuves, proposant une mythologie farfelue avec un héros suant et peinant, construisant petit à petit une sculpture impressionnante aux équilibres subtils, rappelant un peu l’humour de l’œuvre de Jean Tinguely mais à dimension humaine, sans le métal, les œuvres étant mises en mouvement par un protagoniste. Canteteau appelle ses installations des « machines à ne rien faire ».
Dans cet univers miniature, notre Sisyphe en herbe agit en « dresseur de pierres », parvenant, grâce à son filin jaune qu’il accroche ici et là, à organiser la nature pour créer son chef-d’œuvre. Des moments d’émotions fortes émaillent ce parcours : une chute avec un grand cri, une image de funambule sur sa corde, le caillou autonome (télécommandé depuis la coulisse où un régisseur est à la console) qui devient fou et renverse des piles de cailloux… Le clou du spectacle arrive quand une grande croix de bois s’enrichit de quatre baguettes et devient une sorte d’antenne géante ou de parasol qui, d’abord planté verticalement dans un rocher, sera rajouté à la sculpture centrale avec balancier. Celle-ci tournera, lestée par des pierres posées savamment en contrepoids, le tout formant une structure à la Calder ou à la Nicolas Schöffer, impressionnante. L’artiste, qui se sent parfois cosmonaute ou sculpteur dans ce monde bien à lui, sait ménager une pause pour contempler son travail : on se retrouve alors comme transporté dans un jardin zen au Japon.
Né en 1986, formé en cirque à Toulouse l’école du Lido, Benoit Canteteau, spécialisé en jonglage (discipline selon lui où l’on est « voué à l’échec en permanence »), s’est vite intéressé à la danse, fréquentant les ateliers donnés au CCN de Nantes par le tandem Brumachon-Lamarche ou par Boris Charmatz au CCN de Rennes, et aussi en Belgique par Wim Vandekeybus et le collectif Peeping Tom. Il a toujours été attiré vers les objets : une planche pour T.R.E.S.E.D (à savoir désert si lu à l’envers, 2014), 367 livres pour le duo Fossil (2016), des éléments plastiques divers assemblés en équilibre instable pour son solo hom et enfin, suite de hom (2019), ces rochers fabriqués en polystyrène pour Nouage.
Interrogé, il se voit comme metteur en scène et performer et pense son travail comme un « acte sculptural, mettant en rapport corps, objet et espace ». Il convoque des états d’équilibre, la fragilité, la chute. Le célèbre film Le cours des choses (Der Lauf der Dinge) des artistes suisses David Weiss et Peter Fischli (1987) l’a émerveillé avec cette suite poétique et inexorable d’actions-réactions mettant en scène divers objets (planches, pneus, nappe de pétrole, mèches mises à feu, balanciers, etc). Cela se passe sans intervention humaine, mais on la devine active en amont pour préparer minutieusement ce scénario complexe. On retrouve dans Nouage en effet une certaine absurdité des choses qui fait écho au film, ne nécessitant pour faire sens rien d’autre que cette relation aux objets et une constante prise de risque. Canteteau dit avoir aussi été frappé par des films : The Garden of Stones de Parviz Kimiavi (Iran, 1976) et Seul au monde (Cast away, 2000) de Robert Zemeckis avec Tom Hanks, seul rescapé du naufrage d’un avion, se retrouvant sur une île déserte, avec comme seul partenaire… un ballon. Le livre de Marielle Macé Nos cabanes (2019) a aussi eu un impact.
Le souhait de ne pas avoir recours à des objets manufacturés anime aussi Canteteau dans sa démarche et l’idée de ces rochers bruts dialoguant dans la chapelle de l’Oratoire à Nantes avec les murs en pierres de taille, nobles et travaillées au XVIIe siècle, lui plaît. Il a travaillé avec l’architecte-designer Bertrand Malbaux pour concevoir son installation et la musique a été composée par le tandem normand Grand Arc, qui s’est servi ici uniquement de machines analogiques, produisant des sons étranges, rappelant les années 1960. Canteteau leur a suggéré de s’inspirer de l’univers manga.
Nouage, une belle réussite interdisciplinaire qui convoque danse, sculpture, théâtralité et humour, tente de répondre à la question « comment fabriquer des paysages ? ». Cette pièce s’intéresse aux questions posées par le Land Art, notamment dans l’œuvre de Richard Long. Dans Nouage, sommes-nous sur la lune ou dans le studio d’un photographe (de puissants projecteurs présents sur le bord du dispositif semblent aller dans ce sens) ? Le rapport intime avec le public, très proche, l’appréciation de la construction d’où que l’on regarde (« la sculpture est un art à 360° » nous dit le chorégraphe), le besoin de brouiller les notions de poids et de gravité, tout cela a motivé la pièce pour arriver, malgré l’équilibre en jeu toujours fragile, à une sorte d’accouplement avec la matière, à une victoire finale qui s’apparente à un dressage.
Dans quelques trop rares passages, on voit le chorégraphe danser librement malgré l’espace restreint : c’est heureux. Il est en effet très occupé à manipuler et ajuster tous les objets qui l’entourent, qu’il les saisisse avec leur poids plume ou qu’il exagère en mimant un effort conséquent comme s’il avait à faire à de la vraie pierre. Mais l’univers qu’il crée, ludique et sérieux à la fois, fascine : en Sisyphe heureux, il réussit à terminer son installation. L’idée de la pierre qui bouge toute seule est venue de l’observation de la nature, la tectonique des plaques réussissant dans le désert à créer ce phénomène. Reprendre cette idée lui a bien sûr permis d’introduire une autre note humoristique, l’objet télécommandé semblant obéir ou désobéir. Les enfants spectateurs y trouvent d’évidence un grand plaisir.
Notons que si hom peut s’adapter à l’espace public ou à des centres d’art, cela est impossible pour Nouage, car la scénographie joue sur des artifices du plateau de théâtre comme la lumière et la présence de fumée. La pièce, d’une durée de 40 minutes, a été créée en février 2022 à Saint-Herblain et Couëron (agglomération nantaise) dans le cadre du festival Jeune public Nijinskid.
La prochaine création de la compagnie sera un quatuor signé Canteteau pour 2026 intitulé Récit fantôme, « spectacle qui mettra en lumière le sentiment d’effacement des objets, ceux-ci se confondant avec les corps vivants, les sujets avec les objets, le faux avec le vrai. Il s’y opérera une série de simulacres qui ne cesseront de s’auto-engendrer ». On est impatient de découvrir ce que l’imagination de cet artiste singulier nous livrera.
Le chorégraphe anime avec divers danseurs des ateliers autour de Nouage en milieu scolaire, faisant travailler les enfants sur des rochers en liège, et à la demande de partenaires comme le THV (Théâtre de l’Hôtel de Ville à St Barthélémy d’Anjou – 49), scène conventionnée Art, enfance, jeunesse ou le CDCN L’Echangeur (Hauts-de-France), tous deux coproducteurs de Nouage.
Dates pour Nouage :
L’auteur remercie B.Canteteau pour sa disponibilité (interview par téléphone).
Visuel : ©Adeline Praud