En trois fois trois duos, Eszter Salamon étend son M/OTHERS, écrit en 2019, pour répondre sans vagues apparentes à une question à l’allure mignonne : comment montrer la relation entre trois mères et leurs filles. Attention, torrent de larmes en approche !
La chorégraphe et danseuse Eszter Salamon est née en Hongrie. Elle a dansé notamment auprès de Xavier Le Roy et a été longtemps artiste associée au CND. Après avoir interrogé les archaïsmes de la guerre, elle s’est beaucoup attaquée à la mémoire, dans un procédé qui rappelle le travail de Jérôme Bel. Il s’agit de faire des portraits de danseurs et danseuses, permettant ainsi d’accéder à la mémoire des chorégraphes. M/OTHERS, créé en 2019, était une proposition plastique pensée comme une sculpture vivante entre elle et sa maman. En constante évolution, elle jouait sur la continuité qui se tisse entre deux corps que les années et les parcours opposent, mais qui restent intimement unis. MOTHERS & DAUGHTERS va plus loin en montrant la réalité d’une relation entre une mère et une fille. Nous rencontrons, dans l’ordre, dans le OFF, Christine Nypan et Drude Haga, en Balanchine, Erzsébet Gyarmati et Eszter Salamon, et en Wigman, Sulekha Ali Omar et Safia Abdi Haase. La pièce n’est pas pour autant déambulatoire ; elle se compose de trois séquences de trente minutes chacune. Le public est d’abord divisé en trois grands groupes qui suivent un chemin allant d’une salle à une autre. Il est installé en quadrifrontal. Au centre de ce carré, se trouve un autre carré, en moquette. Elles sont deux, également au centre. L’allure est celle d’un tatami, et le combat peut être réel.
Les mères sont insatisfaisantes par défaut, comme le dit Lacan. Dans ce duo, on le perçoit : l’amour maternel peut être violent. Entre elles deux, il y a une fusion. Leur danse est avant tout une interaction totale. Elles sont un seul corps imbriqué, un et indivisible. Quoi qu’il se passe, elle est sa fille, elle est sa mère. L’écriture est une boucle en perpétuel mouvement. L’interdépendance est à la fois subie et consentie. Le corps de l’une se glisse concrètement, elles se passent l’une dans l’autre pour aller au bout de leurs torsions et de leurs évolutions. Il faut passer de l’assise à l’horizontalité, tout en se connectant par les voûtes plantaires. Mais un geste, un seul, résume leurs rapports : la mère écrase la fille en se plaçant debout en conquérante, comme s’il y avait entre elles un enjeu de pouvoir. La technique est pure, fluide et sans ambages. Ces deux-là dansent et font passer le mouvement avant l’affect.
S’appuyant sur le texte Composition As Explanation de Gertrude Stein, déclamé à tour de rôle dans un jeu d’écho, cet autre duo montre le lien profond qui unit mère et fille dans la composition de la vie : « Rien ne change sinon ce qui est vu. » L’amour fou les unit ; quoi qu’il advienne, elles ne se laissent pas tomber, elles s’écoutent et se portent. Si nécessaire, la fille aide la mère, visiblement très âgée, à tendre ses jambes avant de les imbriquer dans celles de sa fille. La première image ressemble à une Pietà, d’une douceur troublante qui saisit et fait monter les larmes devant tant d’amour pur. Elles cherchent, l’une et l’autre, l’appui le plus confortable, glissant l’une dans l’autre, mais se fichent de la danse si un risque advient. L’urgence est de se regarder pour ne pas cesser, ni de se comprendre, ni de voir l’union totale qui est là. La fragile apparence du corps si souple et pourtant si vieux nous saisit par sa résilience.
Le dernier duo de notre parcours vient encore chercher nos larmes, mais ailleurs. Nous découvrons un pas de deux qui sait se tenir debout. La mère se tient droite, la fille est au sol. Mais ici, aucun rapport de domination n’est visible ; elle se tient sur ses deux jambes pour mieux protéger son enfant, même adulte. Les torsions dans les ventres arrivent vite, jouant sur ces glissements du corps de l’une dans celui de l’autre. À deux, elles rendent un poirier possible ou provoquent une image saisissante d’accouchement, où la tête de la fille apparaît entre les jambes de la mère, de plus en plus émue. Le geste le plus intense de ce portrait est ce moment où elles se tiennent la main. Cela semble anodin, mais on ne tient jamais la main de quelqu’un par hasard. Leur relation est grande et puissante, « emotional and physical ».
Ces trois duos sont une épreuve. Ils se regardent en lumière crue et sans musique. Ils viennent dire la réalité dans toute sa complexité, avec des relations à multiples niveaux de lecture. On en sort très troublé.e.s, ému.e.s. Il faut du temps pour comprendre que dans ces carrés qui se veulent rationnels, les rondeurs des danses presque sur place cassent tous les stéréotypes sur un amour maternel naturel.
À voir le 26 octobre 2024 à 18 heures à la Ménagerie de Verre.
Visuel : ©Ménagerie de Verre