« Monument 10.0 » : les monochromes sculptés d’Eszter Salamon

Sculpture

Son tout premier Monument se nommait Monument 0 « Hanté par la guerre (1913-2013) ». Eszter Salamon y développait déjà des images hallucinatoires qui donnaient vie à des danses macabres. Et depuis dix ans, chaque Monument a son identité. Quelques fois, il est symbolique, comme le 7ᵉ, M/OTHERS, qui est un pas de deux avec sa mère. Ce tout dernier, le 10ᵉ, est sous-titré : the living monument, et il est dansé par Carte Blanche, la compagnie nationale de danse contemporaine de Norvège.

Une fois ce contexte posé, entrons dans la construction de cet objet tout simplement dément. Nous allons voir onze tableaux, au sens tableaux de musée, chacun dicté par une couleur, dans un ordre qui appelle la couleur suivante, dans des fondus prenant la forme d’immenses tissus dans la teinte de la séquence. Air du temps oblige, nous commençons par le noir. Ce que nous voyons nous subjugue. Nous avons la sensation d’être après. Mais après quoi ? Après un choc pétrolier peut-être, quelque part dans des abysses où une civilisation aurait retrouvé ses mauvaises habitudes de totalitariste. On voit des corps qui plient avec des têtes sur-augmentées de casques comme dans un film de science-fiction. Il y a des figures aux allures de prêtres. Aucun visage n’est visible et on le comprend : aucun visage ne sera visible. Iels sont des sculptures aux gestes limités. Comme chez Gourfink, on colle nos yeux sur des détails, et un bras qui sort d’une manche devient immense, puissant dans une allure d’appel au secours.

En interview, la chorégraphe nous confiait :
« Cette pièce était en gestation dans mon esprit depuis dix ans. C’est un projet qui vient de loin, d’un désir de créer des figures – humaines ou non humaines – à travers la chorégraphie, les vêtements, les masques. De façonner des paysages, en jouant avec les matières, les objets, le mouvement et les corps humains. D’exploiter aussi l’espace théâtral, son architecture. Les images que je travaille sont souvent des principes : la transfiguration, la transformation, le paysage. À partir de quel moment un paysage apparaît ? À partir de quel moment une figure se forme ? »

Transfigurations

Elle répond à cette question par la fascination. L’image se forme quand on la voit, quand on en prend conscience. Nous verrons des momies queers, des bestiaires très peuplés, une golden hour à couper le souffle, un défilé statique en orange où les costumes, si immenses, provoquent des mutations aux corps disparus. Noir, bleu, violet, rose, rouge, orange, jaune, doré, argenté, blanc et gris, dans ce sens-là. La construction complètement folle de ce spectacle est une transfiguration perpétuelle au rythme presque invisible. On regarde, fasciné·e·s, ces êtres vidés de toute identité de genre et d’origine. Il y a des moments où les costumes ne laissent plus un centimètre de peau apparaître.

Le spectacle avance dans une progression de beauté. « Blanc », nommons-le comme ça, est peut-être un chef-d’œuvre dans le chef-d’œuvre. On les retrouve presque au complet (Adrian Bartczak, Aslak Aune Nygård, Anne Lise Rønne, Caroline Eckly, Daniel Mariblanca, Dawid Lorenc, Irene Vesterhus Theisen, Lin van Kaam, Mathias Stoltenberg, Max Makowski, Nadège Kubwayo, Noam Eidelman Shatil, Ole Martin Meland, Tilly Sordat), posé·e·s sur un napperon crocheté de la taille du plateau du Théâtre de la Ville. Iels sont eux-mêmes des personnages en crochet décuplé. Volières, chapeaux, immenses épaulettes, hanches augmentées, têtes en mouton de laine… Et ce groupe semble fondre comme un glacier, goutte à goutte, il se tord dans son groupe, comme le grand sommeil de l’humanité occidentale face au réchauffement climatique.

Eszter Salamon nous offre la possibilité d’être libre dans nos interprétations. Contrairement aux autres Monuments qui, chacun, avait un thème si l’on peut dire, celui-ci est ouvert. En fonction des cultures de chacun, le rouge et l’or n’auront pas la même vibration. Le rouge, tiens, parlons-en, sans trop en dire. Cette reine des images offre un pas de deux érotique où la danse s’accélère un peu, dans un entremêlement où l’un·e peut s’allonger à l’équerre de l’autre, dans un câlin où les bras entourent l’autre. Cette danse d’amour et de désir est portée par un chœur vide de mots, réduit aux sons, aux looks très pointus : grand manteau droit et grosses lunettes de style ski.

La construction de l’ensemble est évidemment parfaite, l’imagination liée aux costumes est juste dingue – d’ailleurs, toutes les tenues viennent des stocks de la compagnie – ce que la lumière, grande actrice de ce Monument, fait aux grands tissus nous laisse bouche bée, face, par exemple, à une mer argentée qui se retire.

Monument 0.10 est vraiment un monument qui se place dans la veine des grandes pièces de Castellucci. C’est de la danse d’objets, presque marionnettique, tant les gestes des interprètes semblent guidés par une main invisible. Malheureusement, le spectacle n’était présenté que trois soirs au Théâtre de la Ville, mais nous surveillerons la tournée.