Le Festival d’Avignon est fini depuis une semaine, et la ville a eu la bonne idée de ne pas démonter les gradins de la Cour d’Honneur, qui accueillent ce soir et demain une création de la chorégraphe américaine ( assistée de Sara Orselli), pensée pour le danseur étoile Hugo Marchand et la danseuse Caroline Osmont de l’Opéra de Paris. Un pas de deux fantômatiquement amoureux, qui s’envole dans la scénographie époustouflante de Jean-Michel Othoniel, que nous avons eu la chance de découvrir lors d’une générale qui avait tout d’une première.
Caroline est assise au centre de la Cour. Fidèle à elle-même, en tunique colorée et les cheveux relevés. Elle se lève et prend la parole pour dédier la représentation à Bob Wilson, dont l’annonce de la mort a embrasé progressivement le monde de la culture plus tôt dans la journée. Elle lève la main au ciel, la voix prise par l’émotion. Comme lui, elle est américaine ; comme lui, elle fait partie de cette génération de la post-modern dance américaine qui a écrit et composé au rythme de Philip Glass.
Ce spectacle, présenté dans le cadre de l’exposition COSMOS ou les Fantômes de l’Amour, qui s’étend dans dix lieux de la ville, dont le Palais, a pris, du fait du contexte, une puissance très particulière, puisque la musique de la pièce est de René Aubry et de… Philip Glass. En guise de fantôme très présent, Bob Wilson a semblé s’asseoir là, tout près de Carlson, comme en 1976.
Du côté des vivant·e·s, il faut attendre, attendre, car il y a un mur à regarder. Ce mur, toujours ce mur, qui change d’allure en fonction des projecteurs qui le mitraillent ou l’enveloppent. Nous avions écrit, à l’occasion du Soulier de satin, qu’Éric Ruf avait fait de la Cour et de ce mur un décor comme rarement dans l’histoire du festival. Pour Le Soulier, Ruf avait utilisé le lieu à 360 degrés. Ici, Carlson et Othoniel nous font mentir. Là encore, on n’avait jamais vu ça. Toutes les fenêtres du mur mythique sont remplies de briques de verre bleues. Cela donne à la façade une allure fantasmagorique.
Mais les vivant·e·s, alors ? En bas de la façade, il y a des alcôves. Othoniel les a sublimées d’une rampe qui épouse leur forme, là encore en brique. C’est sur cette rampe qu’Hugo Marchand arrive lentement : il la traverse avant de s’avancer au centre de l’immense plateau. Sur scène, il y a trois arbres, en briques toujours. De ses premières années, Othoniel pose au centre, un peu en arrière, un amas de boules en métal. Il y a aussi comme un banc et deux tabourets. On entend le toucher de Víkingur Ólafsson, au piano, qui interprète Opening, extrait de Glassworks de Philip Glass. L’image est inquiétante. La course ralentit, puis accélère. Le corps s’ouvre, les bras s’arrachent vers l’arrière. Le dos se démultiplie, les hanches s’ouvrent, et d’un signe de la main qui nous indique où regarder, il devient un oiseau qui prend son envol.
Il ne reste pas seul longtemps. Il est d’abord accompagné de deux âmes âgées, qui flottent et traversent cet espace, avant que n’arrive sa dulcinée. Caroline Osmont avance dans une robe fluide, très carlsonienne. Elle semble être son incarnation. Comme elle, elle offre des grands pliés en seconde, comme une offrande tout en ondulation. Elle souligne son visage du bout des doigts, trace une mémoire des formes.
La tension monte : la rencontre aura-t-elle lieu ? Il le faut pour la danse, pour pouvoir élever encore plus le duo dans des portés sur une épaule virevoltants. Entre ces deux-là, tout n’est pas si simple. Une tension s’installe dans un pas de deux. Il et elle se jaugent. La danse devient incantation, presque cérémonie. La confiance est là, dans ces deux corps en miroir, leurs têtes et leurs mains en dialogue. Ils semblent dirigés par des forces invisibles, comme traversés, reliés l’un à l’autre. Une presque-caresse surgit, magnifique, suspendue.
Puis vient le vrai geste neuf de Midnight Souls. Il s’agit d’une valse au ralenti, les bras à l’équerre super géométrique. Quand Carlson la reproduit une seconde fois, la danseuse termine seule. Dans cette idée de rêve éveillé, Juha Marsalo joue l’oracle : il décide pour lui si elle sera son élue ou non. Alors, les courses si iconiques du geste de Carlson reprennent. Les dos s’élargissent encore un peu plus, les fentes se font animales.
Quand le rêve s’arrête, on reste soufflé par la beauté de l’écriture portée par ces interprètes à la technique extraordinaire. Voir une étoile danser est toujours un événement ; voir Hugo Marchand aller et venir inlassablement sur ce plateau presque aussi grand que celui de Garnier. Un pur moment de danse contemporaine classique, très ancrée dans le XXe siècle. Bob aurait adoré.
Midnight Souls, 1er et 2 août 2025, Cour d’Honneur du Palais des Papes, Avignon à 22h, durée 1h, dans le cadre de l’exposition « OTHONIEL COSMOS ou Les Fantômes de l’Amour » du 28 juin 2025 au 4 janvier 2026
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Visuel : Midnight Souls © Othoniel Studio, Jean-Philipper Robin