En son temps révolutionnaire dans l’art chorégraphique, Mette Ingvartsen revient sur son parcours à la façon paresseuse d’un «best of » vidé de ses enjeux. Arkadi Zaides propose une réflexion scénique poussée sur l’intelligence artificielle. Mais cela ramène curieusement le spectateur à sa position passive
La performeuse se présente intégralement nue sur scène. Sans rien d’affecté, d’érotique ou autre. C’est une globalité corporelle qu’il s’agit d’appréhender comme signe. Non un rôle. Ni le beau mouvement d’une gestuelle rhétorique. À partir de quoi elle enfile un masque-cagoule intégral de caoutchouc souple – du type carnavalesque contemporain, tout à fait courant. Ce masque figure un homme blanc standard, d’un certain âge. Curieusement, ce masque est enfilé à l’envers. C’est côté nuque, à l’arrière de la tête de la performeuse, que se présente au public le visage figuré. Premier trouble perceptif, côté spectateur.ices.
On en rajoute une couche : la performeuse se renverse complètement. Elle évolue pieds et mains au sol, surplombant celui-ci en grand arc de tout son corps. Et c’est son dos qui se présente aux spectateur.ices. Oui, mais ce dos se termine donc par le vrai faux-visage pleine face, quant à lui. Donc inversé. Et de surcroît au ras du sol. On pourrait considérer cela comme un genre d’attraction de foire. Or, rien de cela lorsqu’on découvrait cette action performative sur un plateau qu’on disait toujours « de danse » en 2003.
Démembrement du corps, désarticulation du regard, inversion des plans, mise de la représentation cul par-dessus tête. La charge symbolique d’un visage est si forte et culturellement inscrite, fût-ce un masque, que le cerveau spectateur s’acharne à le percevoir dans sa position sue, connue, attendue, en contradiction avec ce qui se présente. L’attente est ici contrariée. Trouble général de la perception. Mise en doute de la figure et de son articulation. Déconstruction en actes des attendus de la représentation chorégraphique spectaculaire.
En 2003, c’est ainsi qu’on le voyait. On pouvait l’appeler sommairement «non danse». De performance en performance, on était éberlué par les propositions des Bel, des Charmatz, les Huynh et les Rizzo. Provocation à tout re-penser. Et c’était aussi un combat contre un ordre établi de la représentation chorégraphique des corps. Des corps dansants, jusqu’alors juste experts et convenus. La chorégraphe Mette Ingvartsen était l’une de ces artistes. Et la séquence qu’on vient de décrire ouvrait Manual Focus, son premier spectacle.
En 2024, en création pour le festival Montpellier Danse, cette séquence de Manual Focus fournit à présent l’entrée en matière de sa nouvelle pièce, Rush. Laquelle se présente, extrait après extrait, comme un «best of» de plusieurs de ses pièces créées depuis lors (en vingt années de parcours, donc). Celles qu’on retrouve dans Rush ont pour point commun d’avoir toutes été interprétées en leur temps par Manon Santkin. Et c’est cette amie et grande collaboratrice artistique de Mette Ingvartsen qui remonte sur scène pour les restituer dans ce rush. Voilà une performeuse d’un éclat incomparable. Là n’est pas la question. On lui trouve allant, acuité, précision, capacité de transmission.
Mais c’est la mission de Rush qui se révèle complètement casse-gueule. Ce «best of» rabat la dramaturgie de pièces entières sur quelques minutes d’extraits. Parfois conçues pour de grands effectifs à l’origine – porteurs aussi de dimensions organiques, collectives, dans les thématiques de la sexualité – ces pièces sont réduites à des solos pour Rush. Et encore ces extraits sont-ils reliés par des présentations proférées en intermèdes par la performeuse, selon un linéaire factuel littéral d’une grande platitude.
Manon Stankin s’accroche donc au brillant du jeu, à l’éclat interprétatif, voire un show off ; autant de dimensions qu’on croyait, elles aussi, sévèrement remises en cause, dans l’entreprise de critique radicale de la représentation spectaculaire dont Mette Ingvarsten était partie prenante quand elle créait pareilles pièces. Au regard de quoi, on ne sait s’il faut ranger le résultat de Rush – pièce de surcroît longue et ennuyeuse – du côté de la trahison, sinon d’une forme d’inconscience. L’une de ses séquences consiste à faire mine d’inviter des membres du public à descendre sur scène pour mimer vocalement des états de montée orgasmique. Ainsi ravalée au rang du stand up, ce qui avait été une expérimentation captivante, laisse, dans la forme d’aujourd’hui, sur le sentiment d’ »on a bien rigolé ». Pas plus. Et c’est navrant.
La démarche d’Arkadi Zaides, très expérimentale, œuvre dans un tout autre registre. Ses pièces successives travaillent obstinément à questionner la place du document et de l’archive, en toile de fond des pratiques du corps ; pratiques elles-mêmes saisies au regard des représentations médiatiques. C’est capital, à un moment où les évolutions technologiques exacerbent, de manière accélérée, et de fond en comble, les dispositifs jusque-là établis pour distinguer la réalité de la fiction ; mais aussi le vrai du fake.
Sa nouvelle pièce, The Cloud, créée pour Montpellier Danse 2024, explore et relie deux dimensions de ce qu’évoque son titre. Il y a le cloud, le nuage où stocker les datas ; très actuel. Et il y a un autre cloud, lui historique : le nuage provoqué par l’explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl en 1986. Voilà qui est également biographique : le jeune Arkadi Zaides était alors citoyen de Biélorussie. C’était avant que sa famille émigrât en Israël, quelques années plus tard, lorsque cela fut permis par l’effondrement de l’Union soviétique.
Il vit ailleurs aujourd’hui. Il est typique du cosmopolitisme artistique que la 44e édition de Montpellier Danse veut mettre en valeur. Ce sont toutefois des images de Gaza bombardé qui ouvrent The Cloud. À ce propos, Arkadi Zaides souligne le rôle de l’Intelligence artificielle qui, dans l’opération militaire en cours, tend à prendre le dessus sur le pouvoir d’évaluation et de décision humaine au moment de déclencher tel ou tel bombardement.
Car l’Intelligence artificielle est le vrai sujet de la pièce The Cloud. Qu’est-ce que l’I.A. est-elle susceptible de venir transformer, directement, au cœur performatif d’une représentation scénique ? En conférence de presse préalable, le chorégraphe s’est présenté accompagné d’une équipe de spécialistes en béton – rappelant fort heureusement qu’une pièce ne tient pas qu’à son seul «auteur»signataire. C’est à saluer. Mais cela a contribué à soulever une attente énorme à propos de cette pièce, touchant au plus vif et au plus profond des évolutions mentales qui animent l’époque – et la pertinence de ce que nous croyons et voulons voir. Sur scène, le résultat de l’expérimentation fut-il à la hauteur ? Arkadi Zaides est lui-même sur le plateau, pour dire un récit documenté de la catastrophe dont il fut un témoin protagoniste direct. En temps réel, l’I.A. se charge de transcrire son propos, parfois de manière extrapolée et spéculative, mais principalement à la façon d’un super-dictaphone.
Cette retranscription s’aligne en projection script projetée en fond de scène. Or ce procédé n’amène à peu près rien au spectateur qui se lasse vite de suivre cet apport sans ajout, bien fastidieux. On s’y retrouve dans la position la plus terriblement passive qu’un spectateur puisse craindre. On imaginait à l’I.A. une puissance interactive combien bien plus questionnante. Une autre composante est un traitement visuel d’images, qui n’a rien de foncièrement distinct, à l’œil nu béotien, du commun de productions analogues sur les scènes, par des technologies plus anciennes.
Quel est le substrat de ces images ? Elles proviennent d’archives d’actualité sur les faits d’époque, engoncées dans une lourdeur de facture soviétique. Elles sont extrêmement prenantes, tant on y mesure l’accablement humain des centaines de milliers d’hommes, sous-équipés, chargés de nettoyer les lieux irradiés du cataclysme, avec des moyens dérisoires. Cette fois, l’attention du spectateur est captée. Très fortement. Mais c’est comme il le serait par un documentaire télévisuel conventionnel.
Enfin un danseur vient lui aussi, dans un direct scénique, recycler par son corps toute cette matière. A cette tâche, Misha Demoustier investit une intériorité déchirée, aux aguets, proprement vertigineuse. Dans sa lourde combinaison identique à celles des malheureux sauveteurs soviétiques sacrifiés sur l’autel nucléaire, il incarne une puissance muette et implacable de corps en résistance. Lui aussi convié en conférence de presse, il avait confié comment il évolue alors sur la crête escarpée d’une saisie émotionnelle de l’instant. Soit une victoire du labeur du propre corps humain dansant, sur toutes les annexions technologiques. Ce qui est peut-être très positif.
Visuel : ©Bea Borgers
Le festival Montpellier Danse se poursuit jusqu’au 6 juillet