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Machines à danser

par Antoine Couder
02.10.2023

 

47 246 spectateurs.rices ! La biennale de la danse de Lyon s’achève tout en intensité avec la belle réussite « des jolies choses » de la Canadienne Catherine Gaudet et la carte blanche du collectif FAIR.E et son « Up/down/left/right/twist ». Comme si le moderne et l’académique finissaient par se pacser.

Rompre le rang    

« Mon constat, c’est qu’on est vraiment coincé dans une machine », explique Catherine Gaudet dans son intention qui prélude à ces « Jolies choses », première française pour cinq danseurs et danseuses que le Théâtre de la Croix-Rousse a honorée d’un bord de scène à la suite de la représentation du 29 septembre. On n’a pu y assister, mobilisé que nous étions par l’Encantado  de Lia Rodrigues dont le registre ethnico-environnemental nous a paru un peu étroit (même si la pièce pour 11 danseurs et danseuses, proposée à la Maison de la Danse a clairement enthousiasmé les spectateurs).

La compagnie montréalaise s’est déjà illustrée à plusieurs reprises sur des thèmes de l’intériorité des corps et sur ce qui nous échappe dans l’espace public, ces micromouvements qui trahissent ce que nous sommes aussi, ce que nous tendons à devenir. Danseurs et danseuses ici, soumis et soumises aux contraintes d’une ligne rigide et changeante qui transforme les corps en marionnette, en pur objet pendulaire, rythmé, chorégraphié avec jubilation. Secousses rythmiques, séquences successives dont parfois ils et elles s’extraient, d’un cri, d’un mot sans pour autant rompre le rang.

Dieu s’est absenté    

Initiés à partir d’un registre simple apriori, mais complexifiés par l’équilibre nécessaire au maintien de cet alignement, les danseurs-objets jouent des bras et du torse ( pousser en soi et retenir la rotation), se concentrent ensuite sur les hanches pour s’achever sur une extension martiale, pied levé, qui fera en quelque sorte signature. Stupéfiante, la chorégraphie s’amuse de ce qui tient et se délie, de cette jubilation d’être ensemble, mais quand même, séparé, de cette possibilité de détachement qui apparaît lorsque la machine desserre son étreinte et laisse les corps vides, un peu cyborg. Admettons que cette façon de danser– par frottement, pas de côté, performance – est tout entière occupée à contrer le registre classique, à sortir de l’injonction qui pousse les corps dans cette verticalité d’ange, ce désir de se fondre avec Dieu. Celui-ci, on le sait bien, s’est absenté, ne laissant qu’un « dispositif » agir sur les mouvements. C’est de cette danse contemporaine dont joue Gaudet avant d’halluciner sur ces « jolies choses » à partir desquelles l’un puis l’autre va brièvement rompre le rang. Pas de libération à proprement parlé,  mais un jaillissement qui indique le chemin d’une variation possible et suffit peut-être à faire exister l’humanité.

 

Corps vides, gestes pleins

De ces corps vidés de leur substance divine, mais qui continuent de fonctionner, le quatuor à la tête du CCN de Rennes (Bouside Ait Atmane, Iffra Dia, Linda Hayford et Saïdo Lehlouh) en pousse la logique ultime, jusqu’à la figure de zombie qui hante leur proposition d’immersion hip-hop déclinée aux usines Fagor qui clôturait aussi cette biennale le samedi 30 septembre.

Passionnant ici de franchir les dernières étapes qui nous emmènent plus concrètement jusqu’à cette modernité dont Gaudet propose une échappée malicieuse à partir d’un format réservé aux initiés. On est cette fois passé de l’autre côté du miroir de la danse, dans son ordinaire gestuelle et son ancrage urbain, le monde de tous les jours des corps métronomiques qui suivent en même temps qu’ils résistent aux formes et rythmes de la musique actuelle. C’est le spectre large du hip hop et ses prolifération infra-krumpistes. Il modifie en profondeur et en inclusion son geste toujours un peu martial où on croit reconnaître le désir de reconnaissance académique et peut-être, le projet de prendre purement et simplement la place que la danse classique occidentale occupait depuis bientôt quatre siècles. Dieu pourrait réapparaître dans le mouvement hip hop ?  Pourquoi pas.

 

Tous en scène

Aux usines Fagor, l’expérience est à la fois empathique et inclusive. Les déambulatiosn, saynètes performatives qui se succèdent, rapprochent peu à peu le public des artistes-interprètes, jusqu’à la rencontre finale sur le dance-floor.  C’est alors toute l’idée de l’invitation à la danse, le frôlement amateur entrant dans l’ordinaire d’une représentation qui se précise.  Il ne s’agit plus, ici, de regarder (« comme c’est beau »), mais de bouger, disons de commencer à bouger : Up/down/left/right/twist, comme l’énonce le titre de l’expérience. Et l’effet est détonnant. La grande réussite du collectif tient sans doute dans cette démonstration de l’étonnante fluidité permise par le moindre bout de contrainte sonore et à partir duquel le mouvement prend son autonomie et résout à sa façon l’équation de Gaudet, le passage du corps désincarné par l’absence de divinité à la performance ordinaire qui restaure une nouvelle humanité. C’est une réussite et d’ailleurs, qui peut aujourd’hui contester que ces danses urbaines en dépit de leur encodage underground, constituent un courant mainstream majeur ? La modeste jauge de cette soirée (peut-être deux cents personnes, au total 5370 clubeur-euses sur l’ensemble de la programmation Fagor) n’est certainement pas le signe d’une indifférence du public. Disons plutôt que le public ne dispose pour l’heure que d’une version Tik Tok de la proposition. Au fond, cette relative confidentialité dit davantage d’une hésitation institutionnelle, d’une mise en opposition d’un centre et d’une périphérie (faut-il « faire danser » ou « donner à voir ce qui danse » ?) que d’une réalité agonistique qui opposerait les pratiques et les vocabulaires. Au contraire, sur le dance-floor, tout semble vouloir se mélanger, s’apprivoiser – les pratiques amateurs et professionnelles, l’erreur et le geste sûr,  le mainstream et l’underground (si ces mots ont encore un sens). Une effervescence technique et organique où se cristallisent les chorégraphies soucieuses de défendre les vertus transformatrices des arts de danser.

 

Bilan Biennale 2023 : 181 représentations, 48 spectacles, 875 artistes, 21 créations et premières en France dont 18 co-productions 51 lieux en métropole et en région Auvergne-Rhône-Alpes 58 partenaires artistiques

 

Photo : ©Blandine Soulage