À l’Opéra de Paris, le ballet fait une rentrée audacieuse et éclectique avec deux pièces de William Forsythe : la re-création de « Rearray », duo minimaliste créé à l’origine pour Sylvie Guillem et Nicolas Le Riche, remodelé en trio et « Blake works I », créé en 2016 pour le ballet de l’Opéra de Paris, un hommage à la danse classique immergé dans la musique entêtante de James Blake. Le chorégraphe suédois Johan Inger fait son entrée au répertoire avec « Impasse », une partition énergique qui interroge notre rapport au groupe et à notre individualité.
Par Laura Trocmé
Le rideau se lève sur la célèbre pièce « Rearray » de Forsythe réarrangée ici pour trois interprètes, deux hommes et une femme qui se frôlent, s’évitent, s’accordent, se désaccordent. Entre équilibre et déséquilibre, les danseurs sont portés par la musique incisive et énigmatique de David Morrow. Les mouvements, bien que saccadés, affichent une précision subtilement maîtrisée. La danseuse expose un thème en début de partition qui sera ensuite repris et réarrangé en variations multiples, reprenant les principes de la musique sérielle. Des bras qui se courbent et qui s’entremêlent, qui pivotent et se tordent à l’infini, des ronds de jambes désaxés : Roxane Stojanov, Takeru Coste et Loup Marcault-Derouard
exécutent ces enchaînements de géométrie sophistiquée avec une précision remarquable. Un trio hypnotique qui évolue dans des lumières tamisées, offrant à chaque interprète une place identique. Forsythe balaye d’un revers de chausson les idées reçues sur notre rapport à l’espace et à la linéarité. Dans ce jeu désarticulé, les corps évoluent dans un espace réinventé aux lignes de fuites multiples remettant en question la spatialité des corps. Les déséquilibres sont rattrapés, voire même sublimés, créant des instants de lâcher prise et d’impermanence des corps qui nous rappellent la fragilité de l’existence.
La virtuosité de Forsythe se prolonge dans un second ballet enivrant, « Blake works I », un hymne à l’amour pour la danse classique en sept tableaux. Au gré des morceaux, les danseurs surgissent et s’effacent dans un tourbillon de ports de bras, batteries, sauts et arabesques, exécutés par une nouvelle génération de danseurs, dont la jeune étoile Bleuenn Battistoni. En ouverture, dans Forest Fire, les mélodies électro envoûtantes et la voix suave de James Blake nous surprennent. On admire ce corps de ballet exalté qui rend un hommage moderne à la danse académique et aux chorégraphies de Balanchine notamment. Vient ensuite Color in anything, un pas de deux éblouissant entre Inès Mcintosh et Florent Melac, tout en finesse et en subtilité. Ils se résistent, se découvrent et s’apprivoisent, accompagnés par la voix fébrile et androgyne de James Blake. Dans l’avant-dernier tableau, Two men down, les hommes sont à l’honneur et c’est le danseur Paul Marque qui crée la surprise aux côtés de Germain Louvet et Enzo Saugar notamment. Forsythe réinvente la technique classique traditionnelle pour créer une énergie nouvelle, tout en instillant des références à la culture du clubbing. Et c’est jouissif.
On termine le voyage avec « Impasse » de Johan Inger, créé pour le Nederlands Dans Theater (NDT 2). En fond de scène, les contours lumineux d’une maison se dessine dans le noir. Trois danseurs évoluent dans une ambiance légère et poétique rythmée par les couleurs orientales de la trompette à quatre pistons d’Ibrahim Maalouf. Peu à peu, les volutes sonores emplissent l’espace, les danseurs sont rapidement rejoints par une galerie de personnages burlesques, clownesques, qui les entraînent dans un ballet bouillonnant. La danse se déploie dans une profusion de joie, servie par la partition jazz envoûtante d’Ibrahim Maalouf et Amos Ben-Tal. Loin de la quiétude des débuts, les personnages se laissent happer par ce tourbillon d’excentricité. À mesure que la maison se rétrécit inexorablement, l’espace est de plus en plus confiné, l’horizon s’estompe, pour atteindre le point de non-retour. Un ballet qui symbolise la démesure de notre monde actuel. Une fable onirique et écologique résolument moderne.
REARRAY/ BLACK WORKS I / IMPASSE
Opéra national de Paris, Palais Garnier
du 4 octobre au 3 novembre 2024
Visuel : Opera de Paris