Succédant à François Chaignaud ou Anne Teresa De Keersmaeker, Nacera Belaza entre dans la collection de performances contemporaines du Musée du Louvre et du Festival d’Automne. Elle y lance une nuée d’ombres circulaires qui nous fait déambuler de la toute nouvelle Galerie des Cinq Continents jusqu’aux peintures espagnoles des XVIe et XVIIe siècles. Vous avez dit beau ?
Monter la danse dans les musées est toujours une bonne idée, c’est un pas de côté délicieux offert aux visiteurs et aux visiteuses des lieux. Pour Les Ombres, ce pas de côté prend tout son sens, car il faut longer le Louvre en son flanc, côté quai François-Mitterrand, pour découvrir deux lions majestueux ornant une porte, la Porte des Lions donc. C’est désormais là que se trouvent les œuvres extra-occidentales de l’ancien Pavillon des Sessions, présentées aujourd’hui en dialogue avec des œuvres des autres départements du musée. L’espace est époustouflant de lumière, les pièces sont rares, elles ont de l’espace autour d’elles et toutes nous renseignent sur leurs circulations et leurs moyens d’acquisition.
Nous suivons Paulin Banc, Aurélie Berland, Pierre Morillon, Magdalena Hylak, accompagné·e·s par les amateurices du lycée Bergson : Sara Adam, Théodore Garrigou, Clémentine Follain, Robert-Imbert Gerbaux, Gali Haettel, Noham Keddar, Zhanna Manolia et Adrien Philizot, au cœur de cette collection qui croise les mondes et les époques. Nous les regardons regarder les vitrines, évoluer entre un Christ aux rameaux venu d’Allemagne en 1520, des masques venus d’Alaska au XIXe siècle ou une sculpture-crochet samban représentant une puissante femme enceinte. La danse commence par une marche lente, contemplative ; les silhouettes sont en tenue souple, noire, comme toujours dans les pièces de Nacera Belaza, c’est sa signature. Le geste arrive, il s’inscrit d’abord dans un balancier de bras avant de descendre dans les genoux et les chevilles. Chez Nacera, les ligaments rebondissent, ils s’expandent jusqu’aux muscles dans une douceur relâchée et puissante. Étonnamment, le groupe disparaît au profit des solis. Le public et les danseur·euses ne font plus qu’un dans une fusion très étonnante pour cette chorégraphe qui cultive sur scène les clair-obscurs fantomatiques. Ce travail s’inscrit dans ses Processions, où elle choisit la lumière, cela décale complètement sa danse, elle quitte ses aspects mystiques pour devenir un flux plus poétique. Ici, une danseuse vrille comme une vis, tordant son corps jusqu’à la voûte plantaire, plus loin, un danseur pivote jusqu’à l’étourdissement, sans doute envoûté par l’immense statue bleue qui s’impose à lui. Contrairement à Forêt d’Anne Teresa De Keersmaeker et Némo Flouret, qui réincarnaient les peintures, ou à François Chaignaud qui nous invitait au donjon, pour une déambulation immersive dans les figures folles d’un Moyen Âge contemporain, en lien avec l’exposition Figures du fou. Du Moyen Âge aux Romantiques, Nacera Belaza ne se préoccupe pas des œuvres mais plutôt des esprits du lieu.
La seconde partie du spectacle nous entraîne dans un tout autre environnement, nous retrouvons l’Europe la plus grandiloquente. Nous voici assis·es par terre, entouré·e·s des Greco et des Ribera. À nous la mort d’un pape, un Saint Louis conquérant ou une mise au tombeau. Les murs sont noirs, et nous retrouvons le groupe des danseurs et danseuses déjà en mouvement. Le geste est une répétition : deux groupes, l’un après l’autre, se lancent en avançant au milieu de nous, tournant en demi-tour avant de repartir, comme un vol d’hirondelles. Une fois arrivé·e·s au bout de la salle, iels repartent à contresens, et ainsi de suite. Les passages successifs nous envoûtent, même si, sur les derniers passages, le procédé s’épuise un peu, peut-être à cause des œuvres qui nous entourent justement et qui détournent notre regard, ce qui n’arrive jamais dans les spectacles de Nacera Belaza normalement puisqu’elle cadre nos yeux. Alors, on se recentre, on les baisse, nos yeux, on reste focus sur les pieds, rien que les pieds, si proches sans jamais se marcher dessus. Le rythme est très rapide, la nuée se fait obsédante et elle devient immense, prise dans les ombres qu’elle génère, faisant oublier enfin les anges un peu insolents qui occupent toute la hauteur du mur du fond de la salle des peintures modernes espagnoles.
À voir au musée du Louvre jusqu’au 18 décembre, dans le cadre du Festival d’Automne, à 19h et à 21h. Durée : une heure.
Visuel :© Florence Brochoire