C’est officiel, la saison est lancée ! Le 13 mai s’ouvrait le Festival de Cannes, et un autre festival tout aussi cult : les iconiques Rencontres Chorégraphiques Internationales de Seine-Saint-Denis, avec une ligne militante et esthétique unique. En témoigne cette ouverture aussi belle que puissante : Dark Horse, de la chorégraphe et danseuse israélo-belgo-portugaise Meytal Blanaru. On a dit international !
Nous voici dans un espace blanc, lumineux. Le lieu s’appelle Instants chavirés — tout un programme, n’est-ce pas ? Dark Horse de Meytal Blanaru peut être défini ainsi : comme des « instants chavirés ». Le public est placé en face à face, en bifrontal. Mais ce soir, ça déborde : certain·e·s sont debout, d’autres assis·e·s sur le côté, à même le sol. Tout cela influe sur le regard, qui est une actrice centrale de ce spectacle, où tout se joue sur le fait de, oui ou non, regarder l’autre droit dans les yeux.
Nous retrouvons donc Meytal Blanaru, dont nous avions tant aimé le travail lent et précis dans We Were the Future en 2019, aux Hivernales à Avignon. Ici, elle est seule, tout en kaki. Elle porte un pantalon et un bomber à fleurs. Nous sommes du côté face de la pièce. Les gestes sont binaires, presque mécaniques, comme un langage codé : plier, replier, monter la hanche puis la descendre. Les seins deviennent le décor du spectacle. Un rhizome de racines noires qui pourrait disparaître. Le corps devient balancier, presque immobile, traversé d’un déplacement à peine suggéré, comme une samba ralentie. Le son, fait de tambours et de cliquetis, habite les rebonds — mais sans jamais sauter. Les bras ondulent en vagues, brassés par une force interne. Le regard reste fixe, frontal, bi-directionnel, mais elle ne se retourne pas. Que voient les autres, alors ?
Il y a là un refus, une contrainte sourde. Les mains se croisent, les poings se serrent. Puis — spoiler alert — elle se retourne. Et nous voilà, nous, privés du regard de l’autre. Sans les yeux, son dos devient une obsession. Elle refait la même chorégraphie, mais autrement. L’émotion et l’empathie qui étaient les nôtres deviennent un acte esthétique, une leçon de forme qui permet de voir — nous qui étions un peu distrait·e·s par son visage, qui passait du rire aux larmes — à quel point sa colonne vertébrale est laxe, et comment le flux passe de la nuque au bassin pour décaler la voûte plantaire juste assez pour que le résultat soit aussi beau que juste.
Construite et écrite à la perfection, se tenant de bout en bout, Dark Horse est finalement un autoportrait des tensions qui s’emparent de son corps et de son esprit au fil de sa vie.
En ouvrant son festival de la sorte, Frédérique Latu pose un geste fort, fait d’une rencontre entre le public et une artiste, d’une chorégraphie fine et d’une ouverture sur le monde.
Les Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis se déroulent jusqu’au 15 juin
Visuel : ©Pierre Planchenault