Dans le cadre du Focus Nadia Beugré conçu par le festival d’Automne 2023, Prophétique (On est déjà né.es) était présenté du 30 novembre au 3 décembre au Centre Pompidou. Avec cette création, elle embarque le public à Abidjan et l’invite à entendre les bruits de la nuit.
Un DJ tonitruant nous accueille, les bouchons d’oreille s’avèrent indispensables malgré notre bonne volonté. Des chaises ordinaires en plastique blanc sont disposées en fond de scènes, des tissus chatoyants pendent des cintres, des cheveux et tresses trainent au sol ; la danse déboule. Sans retenue, les cinq interprètes font vibrer l’espace de leur exubérance, n’omettant ni la provocation sexuée ni la caricature genrée. On aborde le monde des fesses qui frémissent et des hanches qui se déhanchent. Tout ce qui vient d’Afrique a toujours séduit l’occidental, la musique, les voix, le rythme, la liberté des corps ; sans réfléchir, le public est emballé. La fascination pour l’exotisme opère encore, il est prêt à bouger son corps et son cœur au rythme de la musique. Mais lorsqu’ils/elles, presque immobiles dans leurs chaises, n’usant que de petits gestes intimes, écoutent le Boléro de Ravel, ils/elles nous apparaissent dans une vérité, la leur, qui ne peut jouer le jeu de ces clichés tenaces. On l’espère.
Le rapport à la création venant d’Afrique est souvent chargé de malentendu. Les artistes formés en France oscillent généralement entre des codes esthétiques d’ici et d’ailleurs qui ont du mal à dessiner la danse contemporaine africaine. Nadia Beugré, pourtant ancienne étudiante de la formation ex.e.r.ce à Montpellier, échappe à cette fatalité. Pour elle, la scène est une tribune, et sans aller jusqu’à parler de chorégraphie documentaire comme cela existe en théâtre, elle utilise le plateau pour y déposer une vérité sociale ou culturelle, Ici celle des filles transgenres rencontrées dans les discothèques d’Abidjan. Coiffeuses le jour au service des bourgeoises, la nuit, elles reconstruisent un monde où.la liberté d’être peut s’exprimer. Le film de Philippe Le Guay, Les femmes du 6ème étage (2011) parlait avec humour de la séparation des mondes : bonnes au service des bourgeois le jour, féminine au service de leur plaisir la nuit. Position sociale, hiérarchisation incontournable, castes inébranlables, aujourd’hui ce mur se dresserait – il de façon plus visible parce qu’il s’agit de genre. L’Afrique, il est vrai, n’apparait pas particulièrement ouverte à l’expression de communauté dérangeant l’ordre établi et les réseaux sociaux n’y sont pas de tendance gay friendly. Le parti pris de Nadia Beugré de créer un espace de liberté et de laisser les interprètes se livrer avec authenticité peut-il servir leur cause ? L’utilisation à outrance d’une provocation théâtralisée et l’hyper sexualisation ne risquent – ils d’entacher la réception du public.
Dans une atmosphère de voguing, ils/elles vont pendant une heure danser, s’exhiber dans leur nudité, jouer de corps à corps dévastateurs, aboyer comme des chiens, haranguer les foules ou chanter des comptines. L’imagination au pouvoir ! Les tableaux se succèdent. L’écriture performative frôle la perte de contrôle. Ils/elles sont parfaites de vérité, enchainent les coupés/ décalés, des danses hors normes et des images politiquement incorrectes. Le public s’amuse, rit, participe. L’étrange sensation qu’une confusion entre la dimension politique du projet et le gout du public pour la fête qui vient d ‘Afrique s’est installée nous pétrifie. Dans ce show exalté, nous avons peur qu’on ne les entende pas, qu’on ne les prenne pas au sérieux et pourtant leurs mots sont forts. Sous cette apparente légèreté et cette liberté affichée, le désespoir est présent et l’instinct de survie aussi. Le show excessif, esthétique choisie par Nadia Beugré, risque d’éteindre la puissance du réel dont elle veut parler. On aimerait que l’exposition de ces situations bancales débouche sur un drame au sens théâtral du terme.
Le public jeune, habitué à se soumettre aux injonctions et codes divers, aime cette présence en scène débridée et sans limites. Il respire cet air subversif et libertaire et certainement tire à chaque instant un plaisir par procuration de ces embardées vers le défendu. Mais la scène des chewing – gum reste un gag et les blagues des blagues. Un spectacle à regarder comme un spectacle.
Vu le 1er décembre Centre Pompidou – Paris
Visuel :©Werner Strouven RHok