La troupe du Nederlands Dans Theater est de retour et a invité le Chinois Tao Ye et le duo israélien Sharon Eyal et Gai Behar pour ré-inaugurer la salle du Théâtre de la Ville restaurée de frais matériellement et symboliquement, ayant recouvré le nom de Sarah Bernhardt.
Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit-et-un, deux, trois, quatre… Nous visualisons les temps comptés in petto par la quinzaine de danseurs, pour ne pas dire gymnastes faisant groupe ou mêlée (= pouvant composer un pack de rugby). Le tempo est endiablé, comme celui de la bande musicale signée Xiao He. Le temps est au sport, dirait-on. À la répétition, à la compétition, à l’effort. L’art chorégraphique est, dès lors, synonyme de cardio training. Ou tout comme. D’où le succès phénoménal, de nos jours, d’un collectif comme (La)horde, également au programme cette saison, côté pair de la place du Châtelet.
Cinq, quatre, trois, deux, un…. Formez vos bataillons! La compagnie, pour ne pas dire troupe, aux deux tiers masculine (la tiercité féminine, tiers état de la danse, faute de la parité prônée de nos jours), dessine une forme triangulaire au centre du vaste plateau. Cette figure est dynamique; elle marche au pas cadencé par les tambours et le saxophone et les beaux effets de fondus-enchaînés d’Ellen Ruge; les danseurs s’auto-fustigent sans raison; le coin du triangle rappelle celui, révolutionnaire, qui, pour Lissitzky, incarnait l’ancien monde. Nous demeurons dans le noir et blanc. Dans l’univers de moines-guerriers, et de nonnettes aussi, comme celui de Shaolin. Toutes et tous unisexement vêtus d’une longue jupe sombre dessinée par Duan Ni. Les uns dépoitraillés, les autres protégées par un tricot de teinte chair.
De la valeur, on passe à la couleur. Du clair, à l’obscur. Et du net, au flou. Certains spécialistes du théâtre distinguent les pièces selon leur recours ou non aux fumigènes. Ici, on en a plein les mirettes, ce qui, sous la lumière chaude d’Alon Cohen produit une sensation ouatée qui contrastera peu de temps après avec la vivacité gestuelle du corps de ballet. De quinze interprètes on est passé à seize, certains d’entre eux ayant enchaîné les deux opus en prenant cinq minutes pour souffler (Fay van Baar, Emmitt Cawley, Scott Fowler, Chuck Jones, Genevieve O’Keeffe, Theophilus Vesely, Nicole Ward).
La danse est plus variée; les chorégraphes permettent aux danseurs d’arpenter la scène, d’y tracer des diagonales et de sortir du lot. En devenant lyrique, l’abstraction sort de sa réserve, crée sans cesse de l’inattendu et, par là même, s’ouvre aux sens – aux sensations et aux interprétations côté acteurs comme spectateurs. Jakie, par intermittence, rompt la règle rigide de l’unisson ainsi que celle de l’unique sens. Les gestes eux-mêmes se disloquent, les couples se détachent, les bras deviennent des lances pour une possible bataille de San Romano. À juste titre, la performance sportive, technique et artistique a suscité nombre de rappels de la part d’une salle pleine à craquer.
Visuel : Jakie de Sharon Eyal et Gai Behar ©Rahi Rezvani.