Le 10 avril dernier, au centre chorégraphique national de Nantes (CCNN), a été donnée la première de La Rumeur de Maud Blandel, réalisée pour et avec les 16 étudiants de la nouvelle promotion 2024-27 (sur 20, car il y avait des blessés). Ces interprètes étaient en grande forme et, pendant les 35 minutes de la pièce, ont brillé dans l’écrin de l’ancienne chapelle qui sert de grand studio au CCNN depuis plus de trente ans.
Formant une grande demi-ronde ouverte vers le public, les danseurs pieds nus sont vêtus de tenues de tous les jours, souvent bras nus, en pantalons longs. Leurs hauts se composent de T-shirts ou sweats de couleur noire ou vive (rouge, bleu vert, parfois fantaisie), laissés libres. L’un des danseurs se détache et marche à l’intérieur du cercle à reculons, frôlant ses camarades tandis que la musique électro (signée Gautier Teuscher) commence très fort pour se calmer ensuite, et entretenant un fond répétitif. Cet interprète passe le relais à un deuxième qui ornemente son parcours de boucles. Le premier revient, toujours à reculons, en chassant un troisième et forme un duo en face à face. Ces courts solos sont légers, intégrant pas chassés et suspensions.
La musique, discrète jusque là, monte à nouveau en puissance, atteint un plateau et retombe, incrustée de cris et d’un son évoquant une sirène quelque peu angoissante. Un quatrième, puis un cinquième solo entrent dans la danse, bondissant dans l’enceinte de ce groupe protecteur. Autres passages de relais, regards les uns vers les autres, écoute, attentes, marches, on sent le groupe lié par un protocole, tandis que le cri ‘Come on !’ est audible dans la bande son et qu’un bref moment de mains frappées (rythme évoquant les palmas du flamenco) se fait entendre en live.
Un danseur longe à nouveau la ligne formée par ses camarades, mais à l’extérieur cette fois. Ce vocabulaire minimal, avec son accumulation prévisible, pourrait lasser, mais comme pour effacer l’ardoise, tout le groupe se croise soudain entre cour et jardin, relançant le rituel, chacun échangeant sa place avec le partenaire d’en face. On amorce des sauts, les corps étant propulsés par un vigoureux balancé des bras, repris par tous et répété.
Dans le dossier consultable sur le site internet du Cndc, on lit : « Dans sa définition la plus simple, la rumeur désigne un bruit confus et indistinct circulant dans une assemblée. Abordant cette notion du point de vue scénique, Maud Blandel propose aux vingt étudiant·es du Cndc-Angers d’élaborer une pièce dont les enjeux de composition et de performativité reposent sur des logiques de propagation ». L’énergie se communique vite en effet ici, des trios se formant, la musique soutenant ce mouvement, les mains des danseurs claquant à nouveau jusqu’à ce que la ligne se casse enfin. Elle se transforme en deux longues rangées de neuf personnes face à face, cadrant des rencontres au centre. Les regards viennent sur le public, les danseurs marchent tous sur place en petit cercle, on sent comme un flottement dans le groupe, les mêmes mouvements balancés de bras allant en se calmant. Puis, chacun empruntant un couloir, la musique remonte à nouveau en volume et une ronde fermée se forme qui marche dans un sens puis dans l’autre, enfermant duos et quatuors.
Une suspension immobilise tout le groupe qui va aller en se resserrant, puis recule en fond de plateau pour venir à nouveau se tenir groupé serré proche du public, répétant à l’unisson un vigoureux mouvement de pas hanché jusqu’à devenir rageur. La pièce se termine sur cette image forte.
Lisibilité, simplicité, musique souvent saturée et très présente, La Rumeur permet à ces étudiants de faire l’expérience du groupe et de se familiariser les uns avec les autres (leur cursus à Angers dure trois ans). « Ici, poursuit le texte de présentation, la rumeur est avant tout musicale puisque ce sont des motifs rythmiques qui ne cessent de circuler. Se transmettant sous formes de pratiques de don, d’imitation, de transformation ou d’hybridation du geste, la rumeur rebondit et traverse les corps. Elle opère comme un langage, fait pour être transmis et déformé. Elle refuse les corps uniformes et uniformisés. Elle célèbre le partage d’énergie. Elle se révèle dans et par le collectif. Et espère (im)patiemment le soulèvement ».
Même si les danseurs se touchent peu et ne descendent pas au sol, il se passe indéniablement quelque chose de puissant dans La Rumeur, pièce collective réussie même si la musique qui porte bien la pièce comporte quelques lourdeurs. La fin pourrait être le prélude à une suite, puisque le groupe devenu compact frappe ensemble le sol avec détermination. Une révolution ? S’ils ne manifestent pas dans la rue pour revendiquer le maintien des soutiens publics au spectacle vivant et à la culture (rappelons la mauvaise surprise des coupes brutales décidées par la Région Pays de la Loire et votées en décembre dernier), on a hâte de voir comment ces jeunes d’origines diverses vont progresser.
À leur programme cette année figurent deux autres pièces : Solo Olo’s de Trisha Brown (1976) qui sera créée le 23 avril au Théâtre d’Orléans et Étude sur les Improvisation technologies, travail inspiré par les outils de William Forsythe, déjà présenté pendant le festival Conversations en mars dernier à Angers. Le but est de faire de ces trois pièces un programme complet. On reconnait dans Brown et Forsythe deux sources artistiques et pédagogiques essentielles, chères au directeur du Cndc Noé Soulier qui les a inscrites dans le programme de l’école supérieure*.
Dans l’échange qui a suivi les saluts, on a pu entendre la chorégraphe affirmer (nous citons d’après nos notes) qu’« on voit ici se matérialiser le phénomène de l’écho, avec un mouvement se propageant d’un corps à l’autre, en partageant la danse comme un langage ». Elle se réfère à sa formation (ndlr : à la Manufacture de Lausanne) pendant laquelle elle travaillait un motif rythmique de 50 secondes provenant de la partition d’une des Phase de Steve Reich qui se transformait progressivement. Pour La Rumeur, « nous avons travaillé pendant trois semaines avec des propositions comme cœur contre cœur, poussé/être poussé, faire le bras de fer, déséquilibre versus arrêter le mouvement… La composition du début se fait assez instantanément, l’ordre des passages étant décidé à partir du premier solo. La qualité des danses vient ensuite et se poursuit jusqu’à la fin qui ouvre des espaces. Il y a des rencontres, des accidents mais tout est écrit ».
Toujours au cours de l’échange qui a suivi la présentation, quelques étudiant-es ont pris la parole pour valoriser le travail accompli. Celui-ci a assurément développé leur sensorialité, la musicalité de leurs corps, l’énergie dans le groupe et l’écoute, très différente d’un individu à l’autre. L’un d’entre eux a souligné que « la virtuosité n‘est pas l’objectif dans les solos, mais c’est la qualité de la relation entre les interprètes qui est recherchée ». Une autre a résumé en affirmant : « Je danse pour faire danser l’autre et inversement. J’ai été très touchée par ce processus qui se rajoute à la quantité importante d’informations que j’emmagasine cette année ».
Était aussi présente Romane Peytavin, assistante de Maud Blandel qui a dansé pour la chorégraphe dans deux de ses pièces. Elle a conclu en répondant à une question sur les mots utilisés dans ce travail : plutôt que « mots », elle préfère parler d’« intentions » et en donne quelques-unes : marche, pas, rapport à l’imaginaire, langage, transfert de poids…
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*Le projet pédagogique de l’école supérieure du Cndc imbrique étroitement pratiques corporelles, pratiques de composition et de création, analyses artistiques et théoriques et compréhension des contextes de production et de communication. Par le biais d’ateliers, de classes, de pratiques physiques, chorégraphiques et théoriques, de création de spectacles et de collaborations avec des institutions partenaires, l’école propose des outils multiples pour que chaque étudiant.e soit en mesure de contribuer à la vivacité et à la diversité de la danse contemporaine de demain (plaquette de saison). Au terme de leurs trois années et suite à une évaluation, Il/elle obtient en principe une licence Arts parcours danse et un DNSPD (diplôme national supérieur professionnel de danseur-euse), le Cndc étant l’un des six établissements habilités par le ministère de la Culture à le délivrer.
Formée initialement à la danse contemporaine (CRR de Montpellier, Extensions à Toulouse), puis à la mise en scène (Manufacture, Lausanne) et aux arts plastiques (HEAD, Genève, master « orientation performance »), Maud Blandel élabore depuis 2015 ses propres pièces chorégraphiques. Singulier et physiquement engagé, chacun de ses travaux s’appuie sur une base musicale conceptuelle afin de mettre en corps et en forme divers phénomènes altérés par le passage du temps. Elle travaille ainsi sur la notion de corps sacrifié et la mise en spectacle du corps féminin (Touch Down, 2015), sur la folklorisation de pratiques de danse populaire (Lignes de conduite, 2018), sur la mise à mort du temps via un type de divertissement musical du XVIIe siècle appelé Divertimento (Diverti Menti, 2020 avec Maya Masse). Elle a créé Double Septet en 2022 et L’Œil nu en 2023 au festival d’Avignon.
En parallèle de ses activités, elle travaille comme assistante auprès d’artistes tel·les que Cindy Van Acker, Karim Bel Kacem, Heiner Goebbels ou encore Romeo Castellucci.
Avec sa compagnie ILKA, Maud Blandel est accompagnée depuis 2016 par la plateforme Parallèle (Marseille) en production et en diffusion. Basée à Lausanne, elle est artiste en résidence à l’Arsenic – centre d’art scénique contemporain (Lausanne) depuis septembre 2018, et artiste associée au Cndc – Angers (2024-25) et à Bonlieu – scène nationale d’Annecy (2024-26).
Visuel : ©Cndc – Angers
Dates de diffusion de La Rumeur :
– 23 avril au Théâtre d’Orléans, soirée Portrait d’école organisée par le CCNO et la scène nationale
– 13 juin : à Angers (lieux à préciser) pendant le temps fort du Cndc Vers les étoiles, où sera également aussi repris L’Œil nu
– En septembre à Paris : dates et lieu à préciser
Les répétitions ont été supervisées par Mark Lorimer (PARTS), qui conseille à l’année l’école supérieure du Cndc d’Angers et y assure cours et ateliers. Amélie Coster est la directrice pédagogique de l’école.