Le Carreau du Temple accueille, dans le cadre du Festival d’automne, Untitled (Holding Horizon), le spectacle totalement vivant du chorégraphe polonais Alex Baczyński-Jenkins. Queer, débordant, génial, engagé, merveilleux et… tellement beau. Allez-y !
Le dispositif est presque libre. La pièce dure trois heures, sans entracte. Nous avons le droit d’y entrer et d’y sortir, d’y retourner, autant que nous voulons. Nous jouons le jeu. Nous voyons, nous nous extrayons, nous revenons. Tout n’est que sensation. Se concentrer, se déconcentrer, se reconcentrer. Dans son dispositif, Alex Baczyński-Jenkins décadre le public qui, assis en carré autour de l’espace de danse, doit déranger les autres pour se lever, peut-être même faire du bruit.
C’est cet inconfort-là qui est recherché, celui qui dans le détail ordonne de regarder celui ou celle qui dérange. Untitled (Holding Horizon) a été repéré à la Biennale de danse de Venise en 2019. Francesca Corona, la directrice du Festival d’automne, a un goût parfait et pointu en matière de performances (El Conde de Torrefiel, Rugilė Barzdžiukaitė, Lina Lapelytė et Vaiva Grainytė…), et elle ne s’est, une nouvelle fois, pas trompée.
Aaa Biczysko, Ewa Dziarnowska, Rafał Pierzyński, Ronald Berger, Sigrid Stigsdatter : iels sont grand.es, petit.es, crânes rasés, cheveux libres. Le pas est presque unique, il s’agit d’un box step mis en mouvement dans les codes des danses techno. En live, la musique et les lumières de Krzysztof Bagiński sont des emprises électroniques. Ce pas en quatre temps est un carré, qui laisse toujours le buste en position de victoire, martial, prêt à avancer.
Un bras se lève, doux, comme celui que l’on offre au DJ très tôt le matin, après une nuit passée à danser. C’est cette énergie-là qui est en place quand nous entrons dans cet espace situé au sous-sol du Carreau du Temple, un gymnase. Iels semblent être là depuis déjà des heures. Iels ne se touchent pas, pourtant iels sont lié.es les un.es avec les autres, d’une façon irrépressible. Le jour ne s’est pas levé, le jour ne se lèvera pas. La lumière est monochrome, elle se résume à des halos rouges, blancs, gris. Dans un geste répétitif radicalement hypnotique, les changements de rythme apparaissent comme des révélations, la moindre modification d’une course, d’une marche aux hanches marquées ou de mains qui se croisent frénétiquement devant le torse est un manifeste.
Il est fascinant de regarder la contrainte dans cette pièce. La tentation est facile de convoquer le public à danser ou même d’installer les spectateurs de façon a ce que leurs allers et venues soient fluides. Il n’en est rien. L’identité queer cultive cette idée du super visible. Le fait que le groupe soit minuscule fonctionne pour cette même raison. Seulement cinq individus, vêtus avec des vêtements du quotidien : robes noires simples, jeans, tee-shirts, baskets. Et c’est tout. Un geste, et c’est tout. Et pourtant, leur présence dans ce geste-là, dans ces habits-là, est politique.
On remarque particulièrement l’aura de Rafał Pierzyński, qui dans ses sauts et ses vrilles nous ordonne de le/la regarder. Chacun.e est différent.e dans sa présence et dans ses propositions de déclinaison de ce box step. Anne Teresa De Keersmaeker n’est jamais loin quand les courses se font effrénées, suspendues, jamais closes. Étonnamment, et c’est peut-être le seul regret que nous avons, le spectacle se termine avec des saluts, une vraie fin, classique. Trois heures merveilleuses donc, d’une beauté folle, qui agissent comme une cérémonie païenne, à la liberté militante. Génial, neuf et urgent.
Au Carreau du Temple jusqu’au 28 octobre. Il reste de la place.
Visuel : ©Unit (Holding Horizon), Alex Back-Jens-Performance Teatro do Bare Alto Lisbon 2023 Courtesy the artist Helander Almeida