On venait dans la ville autrichienne pour un Festival de Pentecôte plutôt tourné vers le lyrique. Mais le thème de cette année (Venise) nous a aussi fait retrouver la mythique chorégraphie de Neumeier d’un opus extrapolé du roman de Thomas Mann et de la référence viscontienne. Le choc est toujours d’actualité avec un Hamburg Ballet aujourd’hui riche de jeunes danseur.se.s magnifiques.
2003, c’est presque une éternité en danse. C’est l’année de création d’une des plus belles pièces de John Neumeier et son statut de référence ne s’est pas épuisé.
21 ans ont passé et c’est aussi une éternité en termes de moralisme ; à tel point que l’on se demande aujourd’hui si l’on peut toujours montrer la passion de Gustav von Aschenbach (Edvin Revazov toutefois nettement plus jeune que le cinquantenaire Dirk Bogarde du film de Visconti) pour Tadzio l’adolescent. Neumeier n’élude rien et joue de la fameuse partie de ballon sur la plage avec une délectation répétitive qui montre que le chorégraphe n’entendait en 2003 céder sur rien ; et que le malaise parfois ressenti quant aux arabesques de Tadzio autour du corps d’Aschenbach est une partie de la force du spectacle et des sentiments qui doivent assaillir le spectateur.
Mort à Venise est un ballet des contraires ;
des contraires de la musique tantôt celle sublime et froide de Bach, tantôt celle charnelle et passionnée de Wagner, tantôt même un passage de hard rock disruptif qui abolit définitivement le temps ;
des contraires d’une danse classique académique du chorégraphe (qui s’est substitué à l’écrivain du roman de Mann) opposée à une danse libre, sensuelle ou distanciée des jeunes qui ne se plient pas aux canons ;
des contraires (ou complémentarités) qui substituent un couple homme-femme à un couple homme-homme ;
des contraires de la société guindée face à la liberté ;
des contraires des âges bien sûr avec Aschenbach et Tadzio, mais également avec Silvia Azzoni et Alexander Riabko, danseurs « historiques » de la troupe confronté.e.s aux actuel.le.s magnifiques cadet.te.s.
Mort à Venise c’est aussi une histoire qui se déroule linéairement, comme chez Mann, comme chez Visconti. Un chorégraphe revêche en mal d’inspiration se retrouve confronté à l’irruption de la jeunesse dans son art… et dans sa vie. Le désir sensuel et sexuel le déstabilise, le transforme, met à jour ses interdits, son homosexualité réfrénée et inavouable. Son visage se farde alors que son corps commence à être abîmé par le choléra. Les deux heures du ballet déroulent cette histoire, épisode par épisode, et nous laisse ému.e.s par cette descente aux enfers.
Les contrastes de la musique sont aussi une force du spectacle. Trop marqué par le film sublime de Visconti auquel on l’associe inévitablement, Malher a été écarté par Neumeier. Celui-ci a choisi Bach et Wagner sous le doigté délicat de David Fray ou dans les enregistrements orchestraux. Il a construit ses scènes dans le délicat équilibre de ces deux-là, mais il a confié à Wagner la gestion de la passion (une sublime transposition du duo d’amour de Tristan et Isolde, une bacchanale fantasmatique tirée de Tannhäuser) et c’est encore Isolde, dont la mort est donnée dans la transcription de Liszt, qui accompagne Aschenbach dans ses derniers instants.
Et enfin, il y a les danseurs, magnifiques et divers. On a déjà cité Silvia Azzoni et Alexander Riabko qui traversent le ballet et incarnent la tradition. il y a Alessandro Frola, le jeune délaissé par celui qu’il croit être son Pygmalion ; il y a aussi Louis Musin et Matias Oberlin qui surgissent de partout comme des anges tentateurs. Et surtout, il y a ce couple d’opposés : Edvin Revazov si raide, si strict qui va redécouvrir son art et s’y perdre, face au Tadzio de Caspar Sasse d’une souplesse infinie dont le regard perdu vers l’horizon signe la perte d’Aschenbach.
Thomas Mann a dit : «Le fait érotique est ici une aventure anti-bourgeoise, à la fois sensuelle et spirituelle. Stefan George a dit que dans La Mort à Venise tout ce qu’il y a de plus haut est abaissé à devenir décadent et il a raison. »
À la fin, Tadzio et Aschenbach sont pris dans une ronde infernale. On se demande alors comment ces deux-là ont encore droit d’exister en 2025. Le public explose en applaudissements. Paradoxe d’une époque conservatrice.
Visuels : © SF / Marco Borrelli et © Kiran West