Programmée par le Théâtre de la Ville en juin 2022, la création du Patin Libre est présentée pendant deux semaines en « off » de la Biennale de la danse de Venise. La compagnie s’inspire des mouvements d’étourneaux pour un spectacle sur glace d’une beauté exceptionnelle.
Les étourneaux sont ces oiseaux qui envahissent le ciel par milliers au moment de leur migration. Leurs mouvements spectaculaires, appelés murmurations, fascinent artistes et scientifiques, comme le photographe Xavi Bou dans ses Ornithographies, ou plus récemment le chorégraphe Sadeck Berrabah. Des recherches scientifiques ont montré que les murmurations pouvaient être traduites en algorithme mathématique, ce qui prélude au travail de la compagnie du Patin Libre.
Le patinage offre des possibilités que ne permet pas la danse seule. Sur glace, Maud Geffray, avec le programme Compulsory figures (2019), avait étendu la performance sportive à une recherche artistique en collaboration avec le plasticien Xavier Veilhan. Plus tard, en 2022, dans le spectacle Carabraqimera, la chorégraphe Catarina Miranda crée une scénographie hypnotique aux sonorités électros, dans laquelle le patinage se fait plus explicitement chorégraphique.
C’est néanmoins le Patin Libre qui détient le monopole artistique en ce domaine. Alexandre Hamel, directeur artistique de la troupe et lui-même interprète, identifie la création du spectacle Murmurations aux recherches chorégraphiques de Merce Cunningham sur une nouvelle forme de mouvement, plus aléatoire, plus graphique. Le glissement permet aux corps d’être immobiles tout en se déplaçant en un ballet léger et gracieux. En même temps s’exerce une force brute, celle de la danse contemporaine et de son rapport au sol, à la matérialité, à l’espace.
Lors des déplacements de groupes, accompagnés de mouvements ou non, chacun reproduit le même déplacement, mais avec un léger décalage temporel et depuis des points aléatoires dans l’espace. Cet écho visuel et sonore évoque merveilleusement bien les étourneaux qui planent, immobiles, dévient soudain leur trajectoire puis repartent.
Merce Cunningham cherchait également un spectacle dont la perception serait toujours la même, peu importe où l’on se trouverait. Ce rapport à l’espace se retrouve dans Murmuration, où les déplacements paraissent aléatoires, quoiqu’une force centrifuge s’exerce de temps à autre. Les limites de la patinoire spécialement conçue pour le spectacle sont presque trop étroites pour contenir l’immense mouvement qui se dessine sur la glace.
D’un point de vue technique et visuel, le spectacle est une prouesse extraordinaire. L’aspect contemplatif, intrinsèque aux déplacements harmonieux des interprètes, laisse se profiler des questionnements sur le rapport au groupe, l’individualité, la prédation. Ce sont comme des situations sans narration qui s’immiscent dans l’ensemble et créent une succession de tableaux en mouvement.
La cohérence fait cependant défaut. Le spectacle rencontre comme un plafond de verre, car au-delà de la beauté visuelle et technique, il est difficile d’éprouver une véritable histoire, narrative ou non, qui structurerait davantage l’ensemble. Dans Murmuration sont évoqués plusieurs sujets trop indépendants les uns des autres.
La musique accompagne ces changements d’atmosphère. Pendant la première partie, la plus longue et la plus figurative, deux notes méditatives résonnent en continu avec seulement de légères variations. Puis les déplacements deviennent plus spécifiquement une recherche sur le mouvement et l’incidence des interactions entre les corps des uns et ceux des autres. Le bruit des patins devient partie intégrante du son. On retrouve des rythmes martelés et des percussions qui marquent un aspect plus brut de la chorégraphie. Il y a également tout un passage aux sonorités jazz, pendant lequel les interprètes changent de position à chaque mesure et filent tous en ligne droite dans la même direction, tandis que l’un d’eux demeure isolé.
Les mêmes gestes reviennent continuellement, et chaque passage est une réminiscence de ce qui est déjà apparu. À cet égard, le spectacle évoque les chorégraphies de Lucinda Childs sur la musique de Philip Glass, dans lesquelles la répétition devient obsessionnelle. La temporalité semble suspendue.
Murmuration est une création qui fait frissonner de froid comme d’émerveillement ! Bientôt en tournée en France à l’occasion des JO 2024, le spectacle est à voir et à revoir sans modération, d’autant que le projet de la compagnie s’accompagne de nombreuses rencontres à l’occasion d’ateliers et d’activités sur glace.