Interview avec Damien Jalet : « La danse est pour moi un espace de liberté. Il permet de sortir de soi et de sa zone de confort, de tous ses espaces »

Chorégraphe star, Damien Jalet enchaîne les commandes de diverses institutions internationales. Après l’Opéra de Paris, Madonna…il écrit Mirage pour le Ballet du Grand Théâtre de Genève dirigé par son complice Sidi Larbi Cherkaoui.

Depuis quand collaborez-vous avec le plasticien japonais Kohei Nawa ?

Mirage est ma quatrième collaboration avec lui. Il y a eu en 2016 Vessel au Theatre Rhom, Kyoto puis Planet. Mirage, est le troisième spectacle, art vivant. Mist, toujours avec Mist qui était avec le Nederlands Dans Theater (NDT1), devait être un spectacle, mais le Covid est arrivé. Et plutôt que d’en faire un streaming, nous avons décidé d’en faire un film. Une chose qui soit bien faite, qui soit une première main et non une expérience de seconde main, comme le sont tous les streamings.

Est-ce que le fait d’être sollicité pour des commandes d’autres institutions, vous freine dans votre créativité ?

Non, je le vois au contraire comme un lieu de liberté et de possible augmenté. Ces collaborations avec des maisons prestigieuses sont pour moi une manière de pouvoir créer des œuvres qui soient un petit peu plus ambitieuses que si j’avais ma propre compagnie où je devrais récolter des subventions à gauche, à droite. Les compagnies de répertoires comme celles-là ont souvent un énorme atelier, des moyens dont ils ne savent pas forcément toujours quoi faire. Ce qui me permet de créer des œuvres assez expérimentales, des nouveaux contextes dans lesquels j’essaie de mettre les danseurs, dans lesquels ils sont décontextualisés d’un plateau de danse un peu traditionnel, comme c’est le cas sur Planet. À chaque fois, j’aime travailler avec des artistes plasticiens. Cela peut s’avérer toujours compliqué parce que nous sommes dans des mondes extrêmement différents. Ils fonctionnent avec des moyens autres. Au moins il y a toujours des ateliers qui peuvent construire, de manière assez impressionnante d’ailleurs, des installations, des dispositifs, des scénographies.

Le décor est-il important pour vous ?

Mais pour moi, ce ne sont jamais vraiment des décors. Ça inscrit la chorégraphie, ça la place ailleurs, et c’est indissociable de la matière même chorégraphique. Pour Planet, par exemple, à part pour une ou deux scènes, c’est impossible de le faire vraiment dans un studio. Quand j’ai fait Skid, jamais un seul mouvement n’a été répété sur un sol plat. Et quand je travaille avec Jim Hodges aussi, c’est toujours une conversation et j’essaie de créer des œuvres où le travail d’un plasticien et le mien sont indissociables, elles deviennent inséparables.

Quand j’ai commencé en tant que chorégraphe, j’ai toujours fonctionné là où le désir était. Donc, je n’ai jamais été trop quelqu’un qui essaie de défoncer des portes en disant « Donnez-moi les subventions, prenez ma pièce, etc. » J’ai toujours été là où les gens avaient envie que j’aille. C’est le travail avec toutes les compagnies que j’ai pu faire avant qui m’a permis d’avoir cette confiance-là et de réunir maintenant des équipes et danseurs incroyables.

Vous aimez non seulement expérimenter mais mettre la danse en pivot des autres arts. Pourquoi la danse ?

Au départ, je venais du théâtre et c’était vraiment mon premier amour. J’étais un peu voué à devenir metteur en scène ou éventuellement acteur. J’avais fait l’école nationale à Bruxelles. Ce qui m’a toujours plu dans la danse, c’était le fait qu’elle puisse absolument se mêler à tous les autres médiums, qu’elle puisse s’infiltrer différents mondes, qu’elle puisse passer des frontières, qu’elle puisse sortir d’un contexte géographique et un contexte dans lequel on est tous.

Tout ce que j’ai fait les 20 dernières années, n’a pas seulement été faire des créations hors de mon monde, en le faisant dans des pays parfois extrêmement lointains, mais aussi hors médium, c’est-à-dire de créer des connexions avec le cinéma, avec le théâtre, avec les arts plastiques, avec la musique, dans des endroits où on ne m’attendait pas forcément. J’aime beaucoup cela parce que ça me permet de constamment apprendre, d’être placé hors de ma zone de connaissance. Ce qui, en passant par cette phase obligatoire d’adaptation, vous apprend beaucoup, vous fait grandir, vous fait prendre un autre point de vue. Travailler en collaboration étroite, comme je le fais avec Kohei, me permet de constamment être hors de ma propre zone et ce qui en résulte est que -cela peut paraitre surprenant- ça renforce mon propre axe.

Comment avez-vous rencontré Kohei Kawa ?

Quand j’ai découvert son travail puis commencé à travailler avec Kohei, j’avais déjà une relation très forte avec le Japon. J’étais là pendant le tremblement de terre en 2011, cela a changé complètement ma perception du monde. Paradoxalement, alors que c’est quand même un événement assez difficile, où il y avait beaucoup de peur et beaucoup d’inconnus, cela a renforcé ma connexion à ce pays. Et quand j’ai découvert son travail deux ans plus tard, avec une installation en mousse, je voulais absolument travailler avec lui, ce qui était une chose complètement impossible, il ne parlait même pas anglais, il était vraiment lui-même dans sa propre bulle. Et très très occupé, car c’est un artiste extrêmement célébré au Japon, donc avec énormément de projets. J’arrivais, sans trop de structure, avec juste la force de mon désir de travailler ensemble.

Finalement cela a été possible par des diverses connexions, un ami qu’on avait en commun, qui lui a parlé de mon travail. Nous avons fait la Villa Kujoyama qui est la première résidence artistique française de recherche pluridisciplinaire à Kyoto. Ces 3-4 mois nous ont permis d’apprendre vraiment à nous connaître, et étant donné qu’au Japon, tout prend beaucoup de temps, il faut passer à travers plein de sas, mais une fois que cette connexion est là, elle est à vie. Cela fait déjà 10 ans que nous collaborons ensemble. Je sens à quel point cette rencontre a changé notre
manière de voir les choses, de travailler avec des danseurs. Nous avons le même âge, sommes de la même génération mais avec des parcours, des manières de faire extrêmement différentes. Mais quelque chose d’extrêmement fort nous réunit. Nous avons des obsessions communes.

Comment avez-vous collaboré sur Mirage ?

Kohei a déjà développé une version intime de cette pièce, dans un théâtre pour 100 personnes à Fukuoka au mois de septembre, et nous avons fait 4 ou 5 workshops de préparation pour ça. Cet aspect expérimental que j’ai quand je suis avec lui dans son studio, avec son équipe est quelque chose que je ne peux absolument pas avoir dans ces grandes compagnies, comme le Ballet de Genève, avec qui je développe aussi nos relations depuis 3-4 ans, qui ont déjà repris plusieurs pièces.