Après une série d’un mois de représentations à Bruxelles, la dernière création d’Anne Teresa De Keersmaeker arrive bien rodée en France. Et c’est au Festival de Marseille, avant Montpellier Danse et le Festival d’automne, que ce dialogue entre quatre corps et les quatre saisons de Vivaldi s’entrelace dans des volutes éternelles.
La tension est assez palpable ce soir au Théâtre du Merlan. Il est situé dans les célèbres quartiers nord, au plus près du peuple. Sur les vitres extérieures, le mot « Essentiel » est collé en réponse au mépris du gouvernement pendant la COVID, que le secteur n’a jamais digéré, et la présence massive d’une lecture patrimoniale de la culture par les élus d’extrême droite sur ce territoire. Le lieu est plein à craquer pour voir ce qu’Anne Teresa De Keersmaeker et Radouan Mriziga peuvent faire des Quatre Saisons de Vivaldi. La chorégraphe, présente hier lors de la première, ne cachait pas son émotion face à la tempête dans laquelle elle se trouve accusée par d’anciens membres de Rosas de violence psychologique. Aucune plainte n’a été déposé à cette date. Et il n’est pas possible de se détacher de tous ces contextes quand la pièce commence.
Il y a d’abord le silence, comme elle aime souvent le poser. Le silence est une actrice chez Anne Teresa qui nous propose d’abord de regarder la lumière, juste la lumière. En l’occurrence, trois murs de néons aléatoires. Cela dure un temps, assez longtemps pour nous mettre dans un état entre ennui et énervement. Mais c’est juste là, entre ces deux sensations, qu’elle suspend ce premier acte. Le corps arrive, et quel corps. Boštjan Antončič dans une pénombre rouge et toujours en silence, vient poser un solo qui ouvrira chacune des quatre saisons, à commencer par l’automne. Un solo très animal où la chorégraphe n’hésite pas à convoquer l’image d’un oiseau qui s’envole dans des sauts puissants et une infinie douceur dans les doigts. Nassim Baddag, Lav Crnčević, José Paulo dos Santos attendent, assis sur les néons comme sur des balançoires. Boštjan Antončič commence à dérouler selon la pure grammaire Keersmaekassiene. Son corps penche en arrière, il marche rapidement, lève une main comme si l’air la portait, puis fait descendre le mouvement du bras jusqu’à la hanche, jusqu’à la vrille. L’écriture de la pièce s’inscrit à 100% dans le corpus d’Anne Teresa. On y trouve des spirales époustouflantes (Fase… décidément), des courses qui peuvent être inversées ou latérales et des contrepoints infinis. On y trouve, bien évidemment, le cœur de ses recherches sur la relation entre corps et musique depuis 40 ans. Depuis Fase, chacune de ses pièces donne une réponse à cette question : plutôt que danser au rythme de la musique, comment la danse peut-elle devenir la musique.
Il Cimento dell’Armonia e dell’Inventione va encore plus loin en répondant à cette question par le plaisir de jouer. Désormais rejoint par les trois autres, Boštjan Antončič se mêle au groupe 100% masculin.
C’est la deuxième fois que nous voyons Anne Teresa De Keersmaeker écrire pour des corps de garçon. La dernière fois, c’était pour le sublime Love Supreme. Une pièce de 2005 réécrite en 2017, où déjà l’hyper fluide José Paulo Dos Santos excellait.
Toujours en quête et en écoute de nouveaux gestes pouvant être intégrés dans sa danse mathématique, la chorégraphe star s’amuse à voir comment le hip hop peut entrer dans ses courbes. L’exercice fonctionne à merveille. Elle essore Nassim Baddag en transformant ses figures de break en lignes fines et subtiles. Et puis il y a Lav Crnčević, aux accélérations dingues dans ses spirales hélicoïdales.
Le quatuor fonctionne de façon époustouflante. Quand vient le printemps, les cercles se font répétitions légères, et quand vient l’été, les corps tremblent avant d’éjecter les jambes dans un demi-rebond.
C’est assourdissant d’intelligence, d’écriture et de précision. Il n’y a rien de facile et pourtant, la pièce a des allures futiles. Elle se moque gentiment des JO en les faisant patiner, entre autres, elle se moque aussi des histoires de mecs, qu’elle ose basculer dans la camaraderie potache. Pendant ce temps, la musique disparait souvent, les corps restent. Et les déphasages dont elle seule maitrise la technique se parent d’autres atours, ceux de l’humour et de la générosité.
Magistral.
Les 28 et 29 juin au Festival de Marseille, 1 et 2 juillet à Montpellier Danse, du 13 au 22 septembre au Théâtre de la Ville (Festival d’automne)
Visuel :©Anne Van Aerschot