Ginesis, the generation of the Earth d’Akram Khan est une délicate mise en lumière de l’art ancestral indien ou comment puiser dans le passé la force vitale et créatrice de demain.
Pour le Grand Théâtre de Provence d’Aix-en-Provence co-produire et accompagner la première mondiale du nouveau spectacle d’Akram Khan, Gigenis, the generation of the Earth signe à nouveau la dimension internationale que Dominique Bluzet souhaite donner à ses Théâtres. Avant Singapour, Londres, New-York, Washington et une halte à Paris au Théâtre des Champs Élysées, mi-janvier 2025, l’excitation était à son apogée du côté de la cité de Cézanne.
Le danseur-chorégraphe anglo-bengali décrit son dernier opus Ginesis, tel un voyage où se tissent les liens qui l’unissent à la terre, à la nature, au vivant. Il s’est fait connaitre pour sa propension, tout au long de sa carrière, à privilégier les échanges ainsi que les rencontres artistiques et humaines de Kylie Minogue au Ballet national de Chine en passant par le compositeur Steve Reich. Pour ce dernier opus il s’entoure des meilleurs solistes indiens, des danseurs traditionnels de Bharatanatyam et de Kutiyattam et de musiciens incroyables. Il se place ainsi dans une lignée tout en ouvrant un chapitre original voire originel. Ginesis est une vitrine luxueuse de l’art ancestral indien.
En mettant à nouveau en scène un des épisodes de l’épopée sanskrite de la mythologie hindoue qu’est Le Mahabharata Akram Khan fait le choix d’un retour absolu à la terre mère, celle des racines. Pour celui, qui a fait ses premiers pas à l’âge de 7 ans sous la direction du maitre Sri Patrap Pawar pour apprendre le kathak, danse pure et narrative, traditionnelle du nord de l’Inde, il s’agit de se pencher sur le « encore visible » des traditions artistiques de son pays sur lesquelles il a construit son parcours artistique. Non seulement Le Mahabharata est l’œuvre dans laquelle il a puisé la dramaturgie de nombre de ses pièces, mais elle représente également sa première apparition sur une scène, à 13 ans, il était Ekalavya dans celui de Peter Brook.
Encadrant le plateau, côté cour et jardin, les percussionnistes, chanteurs et musiciens réalisent l’accompagnement musical qui sert de support à la danse mais également de bruitage aux scènes jouées, du tonnerre de l’orage au son assourdissant des bombes, à la caresse des vagues. Au centre, Kalamandalam Rajeev règne en maitre du Mridangam et pourrait faire figure de chef d’orchestre si de regards de complices entre artistes en coup d’œil sur la feuille de salle, nous ne découvrions que ce que recherche Akram Khan est le singulier qui fera unité. Un travail collectif, où chacun apprend d’abord à se connaitre avant de mettre en commun toutes ses spécialités en y joignant une prise de recul et d’ouverture afin d’arriver sous une direction (celle de Jyotsna Nityanandan qui signe les arrangements) à une création d’œuvre. Il en résulte une palette sonore plus large, une instrumentation quasi organique, mélangeant plusieurs natures de musique, des compositions originales des musiciens de Ginesis à un air folklorique traditionnel : En Kunjurangikkolken. Ils donnent ce qu’ils sont.
Akram Khan chemine avec certains d’entre eux depuis longtemps, telle Nina Harries, électrisante contrebassiste et chanteuse britannique, membre de la Akram Khan Company depuis 2017 qui s’était illustrée en solo dans Xenos. Ou son associé créatif, l’excellent danseur Mavin Khoo ou bien encore le chanteur et professeur de chant Rohith Jayaraman. Ainsi en s’appuyant sur des artistes par ailleurs « enseignants ». Noter l’inratable Kapila Venu, qui perpétue de par le monde une certaine transmission – il revient aux fondamentaux et contribue à maintenir la tradition en lui offrant l’écrin des plus belles scènes internationales.
Retrouver Akram Khan sur scène est un bonheur. Immergé dans le groupe, il ne s’accorde qu’un magnifique solo d’où se dégage une gestuelle carrée, délicate, émouvante et somme toute relativement contemporaine. Les danseuses, habituellement solistes, sous l’impulsion d’Akram Khan, nous offrent de superbes mouvements d’ensemble, touchants, une danse fluide, évidente. À maintes reprises, les danseuses et danseurs semblent tirer des cordes imaginaires, ramenant dans l’espace un élément qui voudrait s’échapper, un passé qui s’enfuit, une tradition qui s’enfouit, des mythes qui s’effacent. Ils paraissent vouloir ramener au centre de leurs corps les postures, rituels et valeurs d’un autre espace-temps, tissant par le geste des récits qui content l’intime des vies et le mouvement du monde.
La danse contemporaine, comme son nom l’indique, s’inscrit donc dans l’histoire. Akram Khan n’a pas ici l’intention de revisiter les danses traditionnelles de son pays en y apportant sa touche contemporaine, mais davantage de débusquer le modernisme dans le sacré, le spirituel ou le profane par le jeu de miroir des évocations. Au sujet de iTMOi, largement inspirée du Sacre du Printemps, il disait : « Ce qui m’intéresse est de regarder comment un souvenir est traversé par un autre, comme des souvenirs d’enfance qui s’effacent sont complétés par d’autres. »
Ginesis est le palais des glaces du souvenir. Il fragmente le récit par des réminiscences d’une même vie sur laquelle nos souvenirs communs se reflètent. En l’occurrence, la vie d’une mère dont le mari décédé au combat et qui a deux fils qui s’opposent jusqu’à la mort, calquant leurs désaccords sur la tradition et les progrès des civilisations, ballottés entre force de progrès et pouvoir de destruction, mêlant savoir et oubli. Cette femme, majestueuse et fragile, Kapila Venu, est notre regard qui défile sur les évolutions, les mouvances de l’art et de la société.
La Danse indienne traditionnelle Kathak a une gestuelle très figurative, proche du mime qui raconte des scènes de vie autant qu’elle suggère des atmosphères, des états d’âme. Une danse théâtre, une dramaturgie, un espace narratif inclus dans le mouvement bien avant que ces deux disciplines fusionnent dans la danse contemporaine. A la volubilité des paroles, des « bols »-ces paroles rythmiques scandées pour donner le tempo de la danse- s’ajoutent celles des mains qui s’envolent en oiseaux de paix, se démultiplient dans le rythme, devenant fleur de lotus ou parades guerrières. Au travail extrêmement physique des jambes, des bras, des mains (mudras), des frappes de pieds (tatkar), à l’alternance entre mouvement statique et rapidité s’ajoute une danse géométrique, dessinant des formes de losange ou d’hexagone pendant que les doigts se font de gracieuses révérences.
Si Akram Khan dans Ginesis construit un édifice à la mémoire, façon sauvegarde des traditions avant déclin, il n’en approuve pas pour autant toutes les inégalités inhérentes à cette époque, que ce soit au nom de la religion, de la caste ou du patriarcat. Ce patriarcat est largement dénoncé dans cette pièce par une phrase simple, affutée, dite en voix off, qui fait mouche et pique là où ça blesse : « Il était un temps où j’ai été fille, épouse, mère » et se juxtapose à cet état de fait un état de vivre, le mot ALONE-SEULE résonne. Ce mot unique, martelé, unique, constante, fixe dans une existence en mouvement, traversée par les guerres, les naissances, les deuils, les interdits et les écueils. Obligation de suivre une même trajectoire : le devoir dans la solitude d’une condition, d’un enfermement dû au simple fait : d’être une femme.
Les hommes s’imposent, disparaissent, se battent, s’autoproclament roi dans une évidente suprématie, une aveuglante certitude de droits. La femme spectatrice, impliquée malgré elle, par liens, devoir, amour, récupère toutes les conséquences de leurs actes sans qu’aucun pouvoir ne lui soit concédé pour en changer le cours. La figure de cette femme âgée, qui voit défiler les épisodes heureux ou tragiques de sa vie, est la survivante et de fait mémoire de tout un chacun. Cette femme est un regard vers le passé, mais avec la vision éclairée d’Akram Khan qui a épousé son temps et ses progressions sociétales.
GINESIS est l’autobiographie dansée d’un parcours artistique, d’une société, d’un cap de vie. Elle est une célébration du rythme, multiculturelle, joyeuse, virtuose, où la question du son et de l’énergie qui habitent ces musiques ancestrales éclairent les malaises du monde actuel. Une fois rodée, elle s’imposera avec tous les éclats de sa beauté.