« Four New Works », les lignes éternelles de Lucinda Childs à Chaillot

New York

Pour comprendre qui est Lucinda Childs, il faut voyager un peu dans le temps. Nous voilà dans les années 60 à New York, où la jeune danseuse participe à la fondation et aux travaux de recherche du Judson Dance Theater de 1962 à 1966. Dans ce lieu emblématique pour la danse, elle partage les plateaux avec Yvonne Rainer et Steve Paxton. Elle s’inscrit dans la même mouvance que Cunningham et Trisha Brown. Elle adore la musique répétitive et minimaliste de John Cage et surtout de Philip Glass. Dès 1976, avec Einstein on the Beach, et surtout avec Dance en 1979 (désormais au répertoire du Ballet de Lyon), elle impose un geste : une traversée faite d’un jeté en boucle, où les bras s’amusent dans des horizontalités rehaussées.

Chez Lucinda, le biais, l’air coupé en deux, est une passion. Cunningham avait déjà transformé le mouvement, mais pour elle, il fallait aller plus loin vers une jonction et un mélange des genres qui auraient pu naître dans la Factory d’Andy Warhol tant ici tout respire l’underground new-yorkais. Elle a exploré l’essence du mouvement, non pas dans une ascèse comme peut le faire Myriam Gourfink, mais dans une forme qui feint une répétition à l’identique. Ici, la danse surgit lorsque la boucle devient extérieure, automatique. Là, le geste devient libre et la concentration ultime. Et c’est cela qui se passe aujourd’hui, en 2025, à Chaillot.

Paris

Et nous voilà donc face à quatre nouvelles œuvres. Actus Duo ouvre le programme sur la cantate Actus Tragicus (BWV 106) de Johann Sebastian Bach, enregistrée par Takahashi | Lehmann. Suivra Géranium ’64, performance solo de et avec Lucinda Childs, inspirée de Geranium (1965), accompagnée de l’œuvre vidéo Day Still Night Again (2022) d’Anri Sala, qui intègre des extraits radiophoniques du championnat NFL de 1964 opposant les Cleveland Browns aux Baltimore Colts, sur une composition de Dominik Hildebrand Marques Lopes. Puis, place à Timeline, une chorégraphie pour ensemble portée par une musique originale de Hildur Guðnadóttir. Enfin, Distant Figure viendra clore la soirée, explorant le dialogue entre danse et répétition sur une composition originale de Philip Glass, enregistrée par Anton Batagov.

On entre dans l’écriture de Lucinda comme on entre en hypnose. D’abord un solo qui devient duo, interrogeant les lignes des bras. Nous sommes dans le pur néo-classique, chaussons roses aux pieds des danseuses. Le dos est radicalement droit, une jambe s’en extrait pour chercher loin derrière, dans une volonté d’arabesque. Les piqués tombent justes sur les mollets et les bras, toujours les bras, s’envolent dans des extensions qui subjuguent.

La cantate est moins douce qu’il n’y paraît, imposant un rythme de plus en plus rapide aux corps. Comme toujours, l’écriture tient de l’hypnose : elles se déphasent dans un vis-à-vis exact avant de se dissocier. Cela rappelle au passage les origines de la danse d’Anne Teresa de Keersmaeker, pour qui la danse de Lucinda est fondatrice.

Queen

Pardon pour l’approche chronologique de ce spectacle, mais les quatre propositions évoluent dans une dramaturgie qui ne permet pas de les mélanger. Pardon encore pour cet aveu, mais hier soir, lors de la première, toute la profession était venue pour «ça». Pour «la» voir danser encore.

À 85 ans, elle subjugue dès son apparition. Le plateau s’ouvre sur un immense écran où l’œuvre d’Anri Sala, Day Still Night Again, commence comme un amas gris qui se pare de flou. Puis, ELLE arrive. En combinaison pantalon un peu worker, elle se tient à une poignée qui ressemble à un palonnier de ski nautique. Alors, il est question de sport, mais plus terrien.

La vidéo et la voix nous entraînent dans un match de football américain en 1964 opposant les Cleveland Browns aux Baltimore Colts. Elle se tracte et traverse ainsi la moitié de la scène. Cela impose à son corps de se pencher et de contraindre ses mouvements au niveau du bassin, des hanches et des jambes. Au ralenti, elle déploie une capacité de mobilité époustouflante, allant jusqu’au sol et l’inversion. Elle va droit au but et marque en montrant qu’elle maîtrise toujours autant ses lignes très géométriques.

Dance

Pour le coup, les deux dernières pièces peuvent se lire ensemble. Timeline et Distant Figure rassemblent toutes les obsessions qui ont traversé la grande carrière de ce monument vivant de la danse contemporaine. Articulations mathématiques, corps sévères, pieds vissés au sol (au début !) avant de s’amuser à scier l’air en deux et de s’envoler puissamment.

Il n’y a pas ici de grands jetés comme en 1979. Distant Figure est un bonbon dans sa structure minimaliste, porté par des séquences qui se répètent, mais jamais de la même manière. Il faut savoir que Philip Glass a composé cette partition pour Lucinda Childs. Chic, non ?

Dans Timeline comme Distant Figure, les interprètes sont poussés très loin dans l’exigence. Des portés les font passer les uns sur les dos des autres dans une grande ouverture de jambe, et tout le temps, il faut se retrouver face à face sans se regarder et vite, très vite, reprendre sa place.

La composition de ce programme ne relève pas de la nostalgie, mais permet de comprendre comment, depuis plus de 50 ans, Lucinda Childs explore la capacité de la danse à intégrer la musique dans une approche de répétition toujours en évolution.