Le second programme de la Belle Scène Saint-Denis est un enchantement. Il rassemble trois pièces qui parlent du fond avec beaucoup de forme : En mon for intérieur #1 Mellina d’Alvise Sinivia et Mellina Boubetra, Rien de vu n’est à nous de Frank Micheletti et Raw de Sandrine Lescourant.
Tout commence avec la brillante Mellina Boubetra qui est soutenue par le Théâtre Louis Aragon depuis 2021. Sa danse très hybride nous avait interpellé.es fort, très fort. Et nous l’avions retrouvé dans la cour des super grands, au Festival d’Avignon dans Nyst, un duo avec l’audiodescriptrice Julie Compans. Nous avons ainsi vu comment la voix est arrivée dans son corps. En mon for intérieur #1 Mellina est clairement du théâtre accompagné de mouvement. Sur le sol, un tapis fait de fils de bobines, cela ressemble à une maille de chevalier, vous savez ce tissu qui est là pour protéger la peau de l’armure. Il y a un genre de platine qui est une bande revox, un petit meuble doré, comme une table de chevet, toute dorée. Elle est accompagnée de deux petites enceintes de la même couleur. Mellina va donc tisser symboliquement et concrètement l’ouvrage de son identité où les secrets se mêlent. La première question qu’elle se pose, qui lui est posée, est : « Si tu vois une flaque de boue, Mellina, qu’est-ce que tu fais ? » Le son est malaxé par Alvise Sinivia qui tord, distord le récit jusqu’à ce que la danse s’entremêle elle aussi. Les gestes convoquent l’imaginaire des mains dans des danses traditionnelles thaïlandaises infusées au hip-hop. Au fur et à mesure, la danseuse comprend qu’elle doit faire avec les héritages subis et consentis. Il faut apprendre à se faufiler pour prendre toute sa place dans des cadres qui pourraient casser si on s’appuyait trop fort. Cela demande une dose de précision dans les appuis qui déconcertent de beauté, de talent et d’émotion.
Pour sécher nos larmes, rien de mieux qu’une envolée, une vraie, vers le ciel, à tutoyer les oiseaux. Et à cet exercice-là, Frank Micheletti est le roi. Lui est derrière ses platines de DJ, muni de ses vinyles. Aline Lopes est seule en scène et, pour le moment, elle fait « juste » trembler son bras dans des lignes droites. On le comprend vite, le mouvement vient du sol, il passe par les voutes pour arriver dans les épaules, il glisse partout dans le corps jusque dans des fentes profondes sur demi-pointes. Le son est une fête qui commence par des nappes électroniques pour aller vers une techno douce. Entre les deux, un air de Debussy fait son apparition. C’est un shoot de beauté pure qui nous lie au vivant en passant du sol au ciel dans une danse faite d’à-coups merveilleusement fluides.
Pour la dernière pièce de ce généreux programme, nous retrouvons Sandrine Lescourant qui est accompagnée, elle aussi, depuis longtemps par le Théâtre Louis Aragon et, par extension estivale, la Belle Scène. « Le hip-hop, c’est brut (raw), ça sort comme ça sort », aime dire Sandrine Lescourant, alors, pour Raw, la pièce, elle rentre dans le brut, dans l’essence de la danse hip-hop. Dans ses épaules et ses latéralités. Elles sont quatre : Dafne Bianchi, Ashley Biscette, Sonia Ivashchenko et, donc, Sandrine Lescourant. Elles sont toutes différentes. Elles se chauffent sur War de Memphis Bleek (écoutez, ça réveille). Raw est en réalité un quadruple portrait. Sur quoi danser ? Pourquoi danser ? Que veut dire danser hip-hop pour une femme ? Elles investissent les rebonds de la musique, elles frappent l’air de leurs bras, elles scandent leur tête. C’est extrêmement contagieux. C’est de loin le projet à la fois le plus intime et le plus technique de Lescourant qui amène le hip-hop à déborder dans le contemporain. Raw est brut de talent et là encore, de générosité.
Jusqu’au 11 juillet, à La Parenthèse
Visuel : ©DR