Crystal Pite et Simon McBurney co-signent pour le Nederlands Dans Theater et au Théâtre de la Ville une trilogie sur l’extinction qui étouffe ses propres danseurs. Malgré la virtuosité formelle et la lumière exceptionnelle de Tom Visser, le spectacle transforme des questions existentielles en cours aux illustrations expressionnistes, condamnant les corps à mimer des idées plutôt qu’à s’exprimer.
Au Théâtre de la Ville, c’est une rencontre au sommet : Crystal Pite, figure majeure de la danse contemporaine et chorégraphe associée au Nederlands Dans Theater depuis 2008, et Simon McBurney, fondateur en 1983 de la compagnie Complicité et maitre d’un théâtre généreux. Entre eux, la voix de John Berger (1926-2017), écrivain et critique d’art britannique inclassable, à la fois marxiste et poète du sensible, dont l’esprit plane, théâtral, à travers une voix off à l’accent british impeccable.
Le dispositif privilégie le noir à la lumière, avec des incises et des néons du génial Tom Visse, la scénographie est somptueuse avec une boîte noire qui est aussi espace de projection au quatrième mur et sur le sol, et des parois qui se referment pour encadrer les danseurs. Il n’y a presque pas de musique (Bach et Debussy sont coupés net, le Lacrimosa de Mozart est effleuré), plutôt du son et du souffle et s’ils ne dansent pas toujours, les membres du NDT sont souvent tous en scène pour un effet de nombre marquant. Les projections et les voix off sont une invitation à entrer dans une machine infernale qui est censée nous expliquer le mal que nous nous faisons à nous-mêmes…
Finalement, tout se passe un peu comme dans le dessin animé d’Albert Barillé, mais sans les couleurs. On vous fait la liste, puis on vous fait le cours. C’est pédagogique, bien intentionné, exhaustif. Et complètement étouffant.
Figures in Extinction [1.0] ouvre sur «The List», cette énumération des animaux et éléments naturels en voie de disparition. L’esthétique est clinique : les visages se découpent et expriment souvent plus que les corps. Les solos animaliers ont quelque chose de baroque, plein de panache. Et c’est dans cette partie que la chorégraphie est la plus singulière et la plus créative. Le plafond et les murs fonctionnent comme des cadres, structurant l’espace tel un muséum d’histoire naturelle. Puis vient cette image à la fois forte et ridicule : les danseurs s’imbriquent, se contorsionnent pour mettre en mouvement un squelette d’animal disparu, un dinosaure, peut-être ?
Figures in Extinction [2.0], sous-titrée « But then you come to the humans », s’inspire de The Master and His Emissary d’Iain McGilchrist pour explorer le fonctionnement du cerveau. Une voix d’enfant en anglais traverse l’espace alors que le rideau s’ouvre sur les danseurs immobiles sur des chaises :« Pourquoi ils ne bougent pas ? » Question légitime. Les danseurs commencent à prendre des nouvelles du monde dans le son et la lumière de leurs téléphones portables. L’once d’humour passe vite et le cours de neurosciences commence, mimé par la chorégraphie, ponctué par des chorégraphies et tombant dans la question du rôle de la culture avec un duet un peu kitsch. La fin de cette partie a beau nous évoquer l’amour et la beauté, l’ensemble demeure didactique, et démonstratif et ne crée aucune émotion ou prise de conscience.
Figures in Extinction [3.0] : Requiem clôt la trilogie sur la mort et le deuil. Enfin, les costumes se colorent. Les danseuses et danseurs commencent par raconter leurs ancêtres, leurs voix off faisant écho. Ils sont interrompus. Surgi du noir, un lit d’hôpital apparaît avec, dedans, une mourante sous un drap blanc qui deviendra linceul. Les corps dansent autour, ballet funèbre et agité, mais sans émotion. S’ensuit un moment de comédie musicale, détaillant les quatre étapes de la dislocation du corps mort. Les mouvements se répètent et trahissent un épuisement du sujet.
Le projet demande donc demande aux danseuses et aux danseurs d’illustrer des idées plutôt que de laisser leurs corps s’exprimer. Chaque concept devient un exercice chorégraphique, chaque théorie une démonstration physique. Les danseurs du NDT, pourtant interprètes hors pair, sont réduits à mimer : l’extinction, le cerveau, la mort. Ils n’habitent pas ces questions, ils les présentent. La voix off, elle, ne laisse aucune place à l’interprétation. On nous montre l’extinction des espèces, on nous explique le cerveau, on nous décortique la mort. À aucun moment on ne nous laisse les éprouver. Il n’y a dans ce théâtre en mouvement, ni distanciation brechtienne ni catharsis, juste une pantomime sophistiquée qui tue son projet de secouer les consciences.
Et c’est peut-être ça, malheureusement, la vraie extinction du spectacle : celle de la responsabilité d’un public qui laisse les questions glisser.
Figures in Extinction [1.0], [2.0] et [3.0], Création Crystal Pite et Simon McBurney
Lumières Tom Visser, Avec les danseurs de la NDT 1 : Alexander Andison, Demi Bawon, Anna Bekirova, Jon Bond, Conner Bormann, Viola Busi, Emmitt Cawley, Conner Chew, Scott Fowler, Surimu Fukushi, Barry Gans, Ricardo Hartley III, Nicole Ishimaru, Chuck Jones, Paloma Lassère, Casper Mott, Genevieve O’Keeffe, Pamela Campos, Omani Ormskirk, Kele Roberson, Gabriele Rolle, Rebecca Speroni, Yukino Takaura, Luca Tessarini, Theophilus Vesely, Nicole Ward, Sophie Whittome, Rui-Ting Yu, Zenon Zuby, durée 2h30 avec 2 entractes
(c) Rahi Rezvani