Le Théâtre de la Ville a honoré l’art du flamenco ce lundi 27 janvier, en programmant un concert du célèbre Duquende, légende vivante du flamenco traditionnel, accompagné de musiciens de grand talent à la guitare, à la danse et même au piano. Le pianiste Juan Vicente a excellé, mêlant ses racines gypsies et andalouses, à une technique pianistique très précise et un sens du rythme et de la mélodie envoûtants.
Scène de velours rouge carmen, les cordes de la guitare de Pepe Fernandez résonnent. Au piano, Juan Vicente égrène délicatement quelques notes. Le jeu s’intensifie peu à peu par des nappes de doubles croches. Vibrations de passion et d’amour, mais aussi de nostalgie et de peine. Séduction immédiate. Il n’est pas commun qu’un pianiste s’ajoute à la formation traditionnelle du flamenco qui se compose de guitare, chant, danse et percussion. Le ton est donné. Ce soir, on célèbre cette musique folklorique, mais on la revisite aussi. Introduction enivrante.
Flamboyant, Duquende arrive, vêtu de noir, à l’allure d’un toreador. Nous ne croiserons pas son regard, un grand chapeau le masque. Duquende, cela veut dire « duende » en russe. Le « duende » , c’est la magie du flamenco, ce moment particulier qui est atteint lorsque l’âme est en transe, un état artistique de sublimation. Difficile à expliquer, mais quand il est là , on le ressent et ce soir on en a frissonné. Teint mat et cheveux noirs, la charismatique Sabrina Romero entame un solo de percussion puis se lève et se met à danser avec grâce et puissance dans sa robe pailletée rouge. Mélange parfait de masculinité quand ses mains frappent son « Cajon » et de sensualité féminine lorsqu’elle danse, lorsque son corps extériorise son chant du cœur. Son regard d’abord fixé à terre s’élève lentement, provoquant un taureau imaginaire, ses pas tournant autour. Toro et Cante, deux arts intimement liés. Passant d’un chant lent à un chant plus rythmé, Duquende entraîne le public, d’une voix grave et ample, venant du ventre. Dans la salle, les gens suivent, guettent, lancent des « gitano » et des « Ole » d’encouragement. Le flamenco, c’est avant tout cette façon d’être , ce cri partagé qui fait jaillir la passion, un engagement émotionnel hurlant l’amour sans limite, dans le mariage ou pour la mère idéalisée, l’injustice d’une société, la pauvreté, la fatalité et la mort. « Ole, gitano.. ! » entend-on de nouveau dans le public.
Du rythme avec les « palmas » (façon rythmique de taper dans les mains), et les « zapateados » (manière de marquer le « compas » (tempo) avec le talon ou la pointe du pied.), mais aussi du silence, de la lenteur parfois. Changements de cadences qui nous emportent, comme une histoire d’amour, une histoire de vie avec des ruptures et des retrouvailles. Il n’y a plus de barrière, c’est le corps qui sert d’instrument à cette conversation gestuelle et rythmée. Les pieds frappent le sol et réveillent les âmes disparues, les paumes de main s’entrechoquent avec sincérité, sans artifice. Les bras de la danseuse dessinent des mouvements proches des danses hindoues. Le flamenco, c’est cette musique folklorique aux influences arabo-andalouses, juives, byzantines et surtout gitanes, qui se transmet oralement depuis le 18ème siècle. L’énergie qui se dégage de ces quatre musiciens sur scène honore les racines du flamenco pur , tout en s’ouvrant à l’avenir avec notamment des harmonies jazz dans les accords joués par le pianiste. Plusieurs formes stylistiques s’enchaînent, chacune correspondant à une émotion : solea (la solitude), alegria (la joie) buleria (moquerie). Puis s’en suit l’élégance d’une sevillana (forme du flamenco qui se danse généralement à deux sur des rythmes à trois temps). A l’origine le flamenco est une musique populaire qui se joue autour d’une table, dans des cafés, avec de l’alcool, et des tapas, pas dans une salle prestigieuse. Pourtant ce soir, on est transporté, on y est et l’ambiance est particulière, le public est réactif, convivial, on oublie où l’on est et on se laisse emporter.
Dernier morceau , « Lo Bueno y lo Malo ». Les larmes montent lorsque la voix profonde du cantaor se mélange au lyrisme du pianiste Juan Vicente. On est envoûté, embrasement total entre le public les musiciens. C’est cela le Duende, ce moment, où l’on ne réfléchit plus et où l’on n’a qu’une envie : vivre et aimer.
Juan Rafael Cortés Santiago, dit Duquende , est né dans une famille gitane en Catalogne en 1965. Doué d’un talent particulier, l’immense Camaron de la Isla l’invite à monter sur scène dès l’âge de huit ans . Il a enregistré de nombreux albums en collaboration avec les plus grands guitaristes comme Paco de Lucía ou Tomatito. Il se produit régulièrement dans des salles prestigieuses comme le théâtre des Champs-elysées
Visuel : Mario Forte