Animée par l’idée d’inventer un rituel nouveau « dans une société qui n’a plus de rite de passage pour ce seuil si puissant qu’est l’adolescence », la chorégraphe Sylvie Balestra de la Compagnie Sylex, propose dans Rites de passage une confrontation aussi tendre que tendue avec les paradoxes d’un âge de transition. Menée par Janice Bieleu, la performance ouvre des champs chorégraphiques et scénographiques qui permettent un accès ritualisé au terrain glissant et fascinant de l’adolescence.
Au début, une silhouette tourne discrètement autour de l’espace octogonal du plateau de La Briqueterie, comme une tentative de le dompter avant de se l’approprier. Déterminée et sans hésitation, la performeuse vêtue d’un short aux motifs manga occupe sa place sur scène quelques instants plus tard, entamant des mouvements amples et énergiques qui révèlent les influences des multiples styles évoqués dans la performance Rites de passage de Sylvie Balestra. Du hip-hop au popping, en passant par des danses traditionnelles, l’interprète Janice Bieleu articule, à travers ses mouvements, les contradictions, les émerveillements et les tensions spécifiques à l’âge adolescent. Les compositions sonores électro-acoustiques signées Simone Aubert témoignent d’une même quête de diversité, traduisant à travers la polyrythmie la complexité de l’univers des adolescents.
La première partie de la performance se construit autour de la vigueur et du désir d’affirmer son identité. Dans ce sens, le ballon de foot noir et blanc s’avère être bien plus qu’un objet sportif naturellement associé aux jeunes. Si les sauts et les glissements virtuoses placent Janice Bieleu dans une position de domination sur un espace qui semble lui obéir, on constate assez vite que c’est le ballon qui régit la jeune femme. Graduellement, il dicte les mouvements, les attaques, mais aussi les pauses et le rythme de la respiration. Le ballon devient ici, comme autrefois certains objets à valeur symbolique lors des rites de passage dans les sociétés traditionnelles, la proie attestant la maturité physique et psychologique de l’individu capable de la contrôler et de la manier avec confiance.
Dans ces gestes faits de rigueur et de maîtrise, une fragmentation imprévue s’installe, perturbant un parcours animé par le désir de se montrer toujours en puissance. La musique se décline désormais dans des modes qui laissent davantage place à la mélancolie et au doute, tandis que le corps explore de nouveaux états de grâce et une souplesse permettant d’entrevoir d’autres hypostases de l’adolescence.
Les rapports avec la verticalité changent eux aussi : la domination du sol et de l’espace environnant, affirmée par une posture verticale qui exclut et contourne sans cesse l’erreur, se transforme en une forme d’intimité poétique avec l’horizontalité. Le sol devient progressivement un terrain dont on peut se rapprocher sans craindre la faiblesse ni la perte de contrôle. Se pencher, s’agenouiller, se laisser porter par des flux sonores qui font rêver : c’est dans cet espace de vulnérabilité que l’interprète trouve de nouvelles ressources avant de poursuivre son combat, qui se profile également comme une cérémonie d’entrée dans le monde des adultes.
C’est à ce stade du déploiement dramaturgique que les marques rituelles se révèlent en pleine lumière. Accueillant les contradictions générées par le projet de s’affirmer et les limites mentales et physiques qui obligent le corps à trouver refuge dans d’autres stratégies, la performeuse introduit sur scène d’autres objets complémentaires à la symbolique portée par le ballon.
Le filet auquel sont attachés des objets fétiches, comme des porte-clés ou des accessoires inspirés de la culture manga, témoigne en même temps de l’intention de se protéger des dangers extérieurs et de se jeter dans l’inconnu du monde adulte. L’armure, inspirée des équipements sportifs contemporains, agit, elle aussi, comme une carapace et un signe de repli sur soi, mais également comme un outil indispensable dans cette guerre. Le bandage bleu qui couvre son bras, indicateur distinctif de vulnérabilité, voire d’(auto)violence, annonce quant à lui la guérison à venir une fois ces épreuves acharnées traversées. Enfin, la serviette qu’elle utilise pour s’essuyer apporte du confort et de la délicatesse au milieu de cette tempête de gestes qui ultra-sollicitent le corps adolescent.
Souhaitant proposer un rituel nouveau pour les adolescents d’aujourd’hui, Sylvie Balestra parvient à restituer leur univers symbolique – avec sa multitude de codes plastiques, sonores et gestuels – tout en restant fidèle aux schèmes anthropologiques subtils qui s’infiltrent dans la dramaturgie. Signalant les états liminaires et la traversée des épreuves de maturité, la chorégraphe évite la facilité d’une représentation littérale des éléments culturels généralement associés à l’adolescence au XXIᵉ siècle. Sans tomber dans une opacité rendant trop difficile l’interprétation des objets convoqués, Sylvie Balestra fait dialoguer un monde ancestral et le monde contemporain de manière naturelle.
Par moments, on croit voir dans le ballon de foot un crâne menaçant lorsqu’il est déposé au sol, le transformant en une inattendue vanité contemporaine. L’armure sportive fait voyager dans l’univers des gladiateurs, tandis que la serviette acquiert des valences bibliques renvoyant à la purification et à la préparation du corps prêt à accueillir la métamorphose.
À la fin de la performance, ce n’est ni une vainqueuse ni une vaincue que l’on voit sur le plateau : c’est une adolescente qui, après avoir lutté tour à tour contre et pour son propre corps, s’avère prête à faire surgir ce dernier sur l’arène périlleuse d’un monde désormais moins hostile et froid.
S’adressant tant aux adolescents qu’aux adultes qui les entourent, Rites de passage de Sylvie Balestra rend un hommage en puissance aux jeunes qui ont le courage de confronter et d’accueillir les forces contradictoires qui les habitent.
Vu le 19 novembre 2024 à La Briqueterie – CDCN Vitry, dans le cadre du festival Playground et du programme Moving Borders (94).
Visuel : © Nadège Le Lezec