Ni hommage sentimental ni véritable lettre conçue selon les codes des échanges épistolaires, Best Regards, le solo du chorégraphe-interprète italien Marco D’Agostin constitue, en revanche, une puissante mise en dialogue entre l’expérience artistique marquante qu’il a vécue grâce au chorégraphe britannique Nigel Charnock et le public qui en prend connaissance. Présentée au Théâtre de la Ville dans le cadre du programme Chantiers d’Europe, la performance se tisse entre éclatements festifs et murmures mélancoliques, faisant de la nécessité de partage le cœur de son travail.
Faisant son entrée de derrière le rideau lumineux dont les LEDS affichent « Dear N. », Marco D’Agostin surgit sur la scène de la Coupole du Théâtre de la Ville en « bon élève » : il raconte, en français stylé et soigné, les raisons de sa présence à Paris et son plaisir d’y être, avec une modestie faussée ou pas. Il évoque, dans un registre simple, sans artifices rhétoriques, son enfance dans un village italien coupé du monde artistique et culturel et ses débuts en danse. Ce sont les prémisses qui ont fait que la rencontre avec Nigel Charnock – l’un des chorégraphes cofondateurs, avec Lloyd Newson, de la compagnie britannique de danse DV8 – ait changé à jamais sa relation avec la danse, transformant ainsi non seulement sa carrière, mais aussi sa vie entière. De son univers rural à Bassano del Grappa, lieu de leur première interaction au nord de l’Italie, le trajet que Marco D’Agostin forge pour alimenter les dialogues imaginaires avec lui passe maintenant par une multitude de sites internationaux grâce à cette performance qu’il lui consacre.
Les spectateurices de la représentation parisienne sont venu.e.s pour assister à ce qui avait été présenté comme un spectacle de danse ; pourtant, au bout de quelques bonnes minutes, la danse n’y est pas. Il y en a, en revanche, beaucoup de paroles : parfois un peu aléatoires, parfois organisées en récits et même en théories sur les trois temporalités des lettres : le présent qu’est le moment de la lecture, le passé de la rédaction de la lettre et l’avenir que se projette le sujet qui l’émet. On a, en quelque sorte, l’impression d’être devant un enfant espiègle et charmant qui se prend pour un conférencier. Dans ce mélange de cours magistral et de confession mouvante, D’Agostin déplace les accents autobiographiques pour s’installer dans une fascinante histoire des lettres.
Le chorégraphe avait avoué, dans un entretien accordé à Thomas Hahn, qu’il avait passé un an et demi à faire des recherches sur des échanges épistolaires fameux entre différentes personnalités littéraires et artistiques. Ce travail de longue haleine est évident : des lettres que le père de la poétesse Elizabeth Barrett Browning avait refusé de lire lorsqu’elle les lui avait transmises pendant des années après son mariage avec Robert Browning, jusqu’aux sublimes dialogues épistolaires entre Rilke et Marina Tsvetaïeva ou entre Virginia Woolf et Vita Sackville-West, on se laisse également étonner par la correspondance que la tireuse et cavalière Calamity Jane avait laissé en héritage à sa fille pour qu’elle puisse les lire uniquement après sa mort. Ainsi plonge-t-on de manière quasi-insaisissable dans le XXIe siècle, avec une dernière lettre évoquée avant que le corps ne soit mis en mouvement. Wendy Houston est une chorégraphe londonienne qui avait collaboré avec DV8 sur plusieurs projets, étant elle-même autrice, en 2014, d’une performance intitulée Pact on Pointlessness, qui explore l’impact que leur lien artistique avait eu sur elle. Houston lui a adressé une lettre qu’il n’allait jamais lire, puisqu’elle avait été rédigée quatre jours après sa disparition prématurée en août 2012 des suites d’un cancer de l’estomac.
Les deux mots fixés sur le rideau, « Dear N. », sont continués par un fragment de la lettre de Wendy Houston auquel l’interprète donne voix : « Cher N., tu étais trop. Trop drôle […] Trop physique. Trop corps, corps. Trop corporellement corps [notre note : bodily body dans la version originale] pour être théâtre et trop divertissant pour être sérieux. » Dans cet enchaînement de qualificatifs précédés par l’adverbe « trop », le chorégraphe italien s’approprie les paroles de Wendy Houston et les traduit en mouvements tout aussi fragmentés et disparates que la manière dont il articule les énoncés. L’on assiste à des sauts, des pirouettes, des battements réinterprétés de manière parfois drôle, parfois joyeusement hystérique car, à l’instar de Charnock, D’Agostin ne craint ni l’excès ni le ridicule.
Un désordre fertile règne sur le plateau blanc graduellement rempli de toutes sortes d’objets dont la charge sémiotique ne renvoie guère à un hommage sobre et retenu. Des bouteilles de champagne en guise de canons à confettis, une canne en plastique, une banane ou une machine à bulles de savon, ainsi qu’une casquette rouge à éclairage LED qui affiche la même formule exposée sur le rideau en début de spectacle : le simple et percutant « Dear N. ». Le danseur opère des sorties et des retours rocambolesques sur l’aire de jeu, se cachant derrière le rideau ou ressurgissant sur scène pour y projeter de bulles de savon ou de faux billets de banque. Il faut noter également la richesse des langues véhiculées sur scène : l’on entend du français, de l’anglais, de l’espagnol et, prévisiblement, de l’italien dans cet espace d’hybridités explosives. Un rythme débridé, animé aussi par des insertions musicales des plus diverses, interprétées par lui-même dans une multitude similaire de registres. De New York, New York à Cheek to Cheek, référence au couple légendaire Fred Astaire et Ginger Rogers dans le film Top Hat, jusqu’au carton lacrymogène des années 2000 Goodbye My Lover de James Blunt, D’Agostin évoque tant l’absence déchirante que l’extase qui transforme le corps en une matière habitée par la grâce et la légèreté. Mais rien n’équivaut la puissance de la chanson Dear N., entonnée, par moments avec l’aide du public même, pour exprimer la reconnaissance du soliste pour celui qui lui a tant apporté : « Tu es mort pour que je puisse vivre et danser/ Tu es l’obscurité, moi, je vois les étoiles. » [notre traduction].
Marco D’Agostin ne lésine donc pas sur les moyens esthétiques et performatifs dont la cumulation pourrait faire croire que l’on atteint un certain degré de connaissance de la figure citée. Mais Nigel Charnock, tel qu’il est rendu présent dans Best Regards, demeure, dans la globalité de la performance, un objet éloigné, un corps étranger que l’on ne sait pas comment recomposer en une image de haute définition, malgré les nombreuses pièces de puzzle qui ont été étalées au fil de la performance. L’artiste situe la figure de Charnock hors de toute représentation visuelle, misant tout sur le régime discursif, musical et corporel pour activer ainsi les paysages imaginaires des spectateurices quant aux possibles formes de sa présence. Celleux qui ne connaissaient pas la contribution du chorégraphe britannique à l’évolution de la danse contemporaine ne la connaîtront pas mieux après le spectacle de D’Agostin. Iels se seront nourri.e.s, en revanche, d’un hommage singulier, où l’esprit disparu et invoqué envoie des paillettes au lieu de hanter les mortels.
Elizabeth Barrett Browning aura dépassé le choc des lettres rejetées et jamais ouvertes par son père. Virginia Woolf et Vita Sackville-West auront trouvé de la consolation parmi des territoires inconnus à l’existence terrestre. Rilke et Tsvetaïeva inventent sûrement de nouvelles langues. Et nous, nous sommes maintenant en 2025, à des dizaines de mètres de hauteur dans la Coupole du Théâtre de la Ville, sans le souci des lettres et de leurs contenus possiblement égarés à jamais en chemin. Il fait noir et le silence post-déchaînement est assourdissant. L’éclairage est de retour et Marco D’Agostin explique qu’il s’apprête à lire la lettre qui lui a été envoyée par une amie et collègue, Chiara Bersani. Un clin d’œil ludique à l’anecdote, racontée en début de spectacle, visant Nigel Charnock, qui envoyait des lettres rédigées par lui-même dans les théâtres où il allait jouer, pour les lire ensuite pendant la représentation.
La chorégraphe-interprète italienne aborde dans ses spectacles des thèmes sensibles, comme le handicap et la visibilité des artistes aux corporalités hors normes, étant également active dans la défense des droits des personnes en situation de handicap. Malgré les douleurs causées par la maladie qui affecte son corps, elle explique, dans la missive qu’elle avait composé en avion, de retour de Montréal, pourquoi et comment « je suis toujours partie » en voyage pour la danse, malgré les risques assumés et les conseils des proches : en voici son propre too much. Tendre, doucement auto-ironique et tragiquement lucide, elle partage dans cette lettre des réflexions et des vécus issus de ses propres expériences en tant qu’artiste en situation de handicap ou tout simplement d’être humain en quête d’un ailleurs et d’autrui. Entre l’excès de vitalité que le corps hyper-énergique de Marco D’Agostin étale sur scène et l’absence bouleversante de Nigel Charnock, l’apparition de Chiara Bersani, fabriquée exclusivement par le biais de cette lettre lue à haute voix, agit comme un corps intermédiaire et apaisant. Si Nigel Charnock est parti pour toujours, ici, sur terre, Chiara Bersani choisit encore et toujours de partir partout au nom de la danse.
Bien que Marco D’Agostin se penche de manière si séduisante sur la lettre et les drames ou les histoires d’amour qu’elles peuvent enclencher, Best Regards constitue, dans son mode de fonctionnement, une négation vertueuse des codes mêmes de la lettre. Les nombreuses ruptures dans l’articulation du langage, les juxtapositions, les fragmentations ou les différentes stratégies de simulation de dialogue avec le public s’opposent à la structure habituelle employée dans le cadre de la correspondance. Derrière le titre qui renvoie à une lettre conventionnelle, se cache l’envie irrésistible de Marco D’Agostin de casser ces codes pour faire place à l’exubérance et à l’imagination chorégraphique sans frontières que Nigel Charnock lui a laissé en héritage.
Best Regards de Marco d’Agostin
Vu le 13 juin au Théâtre de la Ville, dans le cadre des Chantiers d’Europe
Visuel : Andrea Avezzù