Damien Jalet+ Kohei Nawa +Thomas Bangalter + le Ballet du Grand Théâtre de Genève = Mirage en apothéose

En effet, le chorégraphe aux prestigieuses collaborations internationales (du Madame X Tour de Madonna au film Anima de Paul Thomas Anderson…) connait bien la maison helvète dirigée par Sidi Larbi Cherkaoui, il y a déjà présenté quatre de ses spectacles, mais cette création mondiale Mirage est un produit maison hors du commun.

L’art de se donner les moyens

Damien Jalet aime les grandes maisons, l’Opéra de Paris, l’Opéra Ballet de Göteborgs…il nous confiait dans un récent interview y puiser les moyens de sa recherche créative. Le Ballet du Grand Théâtre de Genève et son directeur ont mis tout en place pour que ce Mirage soit un événement marquant de la saison, mais également de la carrière de Damien Jalet. Ce dernier n’a pas écouté, pour notre plus grand plaisir, les consignes d’objet scénique plus facilement transportable, il a visé le grandiose. Et il l’a réalisé avec son binôme depuis dix ans : Kohei Nawa, artiste plasticien japonais présent dans tous les grands musées mondiaux.
Tout cela a pris vie grâce au savoir-faire et à la technicité des équipes du Grand Théatre de Genève, que ce soit en termes de construction d’éléments scénographiques ou de rendre possible les hallucinations grandiloquentes de ce Mirage. Et parce que d’autres coproducteurs importants de la scène internationale ont rejoint ce projet : le Kampnagel-Hambourg, Festspielhaus St. Pölten (AT), le Centro de Danza Matadero-Madrid, Charleroi Danse, et la Maison de la Danse de Lyon qui présentera Mirage dans sa prochaine saison.

L’art expérience

La recherche est le credo de Damien Jalet, ce qui explique qu’il continue d’essayer d’amener la danse dans tellement d’autres horizons afin que : « mes spectacles puissent être des expériences pour absolument tout le monde. Et que chacun, équipe et public repartent avec quelque chose de précieux, d’inhabituel ».
Comment créer un effet de Mirage ? En s’inspirant des Fata Morgana, variations de température dans l’air et en jonglant avec des jeux de matières, de textures, des distorsions optiques et de réalité, la symbolique…des éléments que le duo Jalet/ Kawa maitrise à merveille.
D’un désert asséché, aux entrailles de la terre, des brumes des hauts plateaux aux fumées de l’enfer de Dante, tout est interprétation, tout est illusion. Le monde est un vaste égarement, semble nous dire Damien Jalet et une perpétuelle mise en mutation. Il s’attache alors aux diverses transformations ressenties en premier lieu par nos sens, dans nos chairs.

La danse comme liant de la fusion des arts

« J’aime travailler sur différentes couches, jusqu’à être presque polyphonique entre la musique, le son, la sculpture, les corps, la lumière. Nous passons énormément de temps à essayer de tuner tous ces aspects pour que ça rentre en résonance et qu’à partir de ce moment-là, cela crée des associations et une fusion. ». Damien Jalet s’entoure de créateurs qui ne craignent pas de sortir de leurs univers, de s’unifier. Pour les costumes, il a choisi Kunihiko Morinaga qui en 2023, a créé les tenues de scène de la tournée mondiale de Beyoncé et se fait remarquer à la Fashion Week avec sa marque ANREALAGE.
Question musique, une icône de la scène électronique : Thomas Bangalter, ex Daft Punk qui multiplie désormais les projets en danse contemporaine. Le musicien a épousé les états des danseurs, les éléments scénographiques en les traduisant en vibrations de sons, en mouvements musicaux.
La pièce s’ouvre sur une musique énigmatique, une aurore qui se lève. Une silhouette avance péniblement dans un désert de sable ocre, une musique pluie résonne ou est-ce une illusion ? Cette errance des corps dans une quête de survie, de sens, de cohésion s’accompagne d’un chaos que Thomas Bangalter fait entendre en saturation, un son sourd qui crache et pourrait faire penser à un incident technique si ce n’était pas un des deux créateurs de la French touch qui était aux commandes. Ce son sauvage, explosé, exploité à la limite du supportable, mais non de l’agression, cette ultra saturation de décibels, cet effet de trop-plein qui engendre une angoisse, nous ramène à toutes les réalités, les vrombissements de la nature, les détonations du cosmos. La musique dérange et en même temps régule, elle charme et ouvre la pensée. Un son sourd qui plus tard reviendra clair, parfait, hynoptique au centre du plateau, au moment des fusions des corps.
Dans Mirage le son s’impose comme le vecteur émotion qui fait lien, qui accompagne autant qu’il éclaire.
La danse architecturale de Damien Jalet est faite de marches, de diagonales, de progressions où se jouent sans cesse l’ancrage, la prise au sol, l’arrêt, le pas en suspension, l’ascension d’un au-delà. Danse et musique s’affronte à l’esthétique de Kohei Nawa et disparaissent en fumée.

Ce qui faisait la beauté de Planet [wanderer] était le fait que la danse se suffisait à elle-même, sans se prendre les pieds dans une dramaturgie qui l’aurait alourdie. Une fluidité. Dans Mirage l’élément scénique prend le dessus sur l’art vivant en présence. La danse n’a plus besoin d’être mouvement, elle est matière, liant, corpus mouvant et sculpture.
Elle se révèle en se faisant discrète, elle se réinvente dans l’ampleur de l’espace, ses mouvements sont des touches picturales qui construisent méticuleusement par couches successives un ensemble qui fait partie d’un tout. Nous aimerions cependant être en même temps au loin pour le grandiose du spectacle, les mouvements d’ensemble, les effets visuels époustouflants mais également dans la proximité des corps pour en mesurer la partition très écrite de Jalet, le travail extraordinaire des danseurs du Ballet de Genève, la rigueur du geste, la soumission des corps à une matière qui ordonne le geste. Tout est ensemble.

La justesse des ensembles

Quand Damien Jalet nous offre un cercle de bras qui se décline en de multiple interprétation, suffisamment évocatrices et énigmatiques pour booster nos imaginaires, il a un pied dans la pop culture du côté de la sirène d’Holywood, un autre dans la tradition japonaise et l’esprit traversé de mille références cinématographiques, artistiques. Un cercle autoportant qui conjointement s’élève au gré des gouvernances, éclos et fait masse. La musique s’emballe, des rythmes africains parviennent à nos oreilles, est-ce une autre illusion ? Ce qui ne l’est pas, c’est l’évidence du son qui épouse les corps, des mouvements qui se gainent de notes, une double peau, par-dessus la matière qu’il supporte. Des corps fantômes, informes puis aux os phosphorescents se détachent du noir, des effets incroyables perpétués par la lumière magique de Yukiko Yoshimoto et la machinerie infernale de Kohei Nawa que plus rien n’arrête. Le mouvement né du découpage visuel. L’image du corps se dédouble, devient œuvre, Bacon n’est pas loin, les Piétas de Berline de Bruckère non plus. La densité du corps se mesure au viscéral et non plus aux portées, aux sauts, au duo, elle s’exprime par la gravité, sa présence au monde.
Des interprétations se succèdent : homme luttant dans le sablier du temps, danseurs de boite à musique, corps dévalant des pentes enneigées, une âme qui s’envole, des buffles dans l’eau…des images qui nous sont propres et différentes de notre voisin, à l’opposé de celle de Damien Jalet mais là est l’intention : dans l’appropriation.

Le grand spectacle démocratise

Le génie de Kohei Nawa trouve son apothéose dans cette pluie très sensuelle de paillettes qui s’abat sur les individus, puis les sept couples, avant de devenir un magma de corps imbriqués, glissants, luisants, aux couleurs qui déteignent, qui s’enlisent dans la lenteur, un peu trop. Puis émerge une animalité puissante, d’une synchronicité impeccable, réglée au millimètre dans une exécution parfaite des danseurs du Ballet du Grand Théâtre de Genève. À l’endurance physique imposée par le plan incliné, s’ajoutent les effets techniques contraignants, dont nous ne dévoilerons pas les coulisses afin d’en garder la magie, mais qui se révèlent pour ces jeunes danseurs de l’ordre d’une véritable performance.
Animal mille-pattes, déesses indoues, équipes de bobsleigh du cosmos, les images affluent, la musique s’emballe. Et s’il s’agissait des drag-queens nues pailletées mêlées aux fêtards people du mythique club new-yorkais Studio 54 de la fin des années 70 que le photographe suédois Hasse Persson a immortalisé ? Et dont la danse le Disco était un vent de liberté, un nouvel élan. La danse lie.
À chacun ses mirages ; chaque époque, chaque cause a traversé des déserts, gravit des montagnes, seul et ensemble, a connu des chimères, des écrans de fumées masquant des vérités, des sons libérateurs et des nuages qui touchent les étoiles. Mirage et cette ultime musique en forme de sentence nous condamne à croire à la seule chose éternelle : la beauté. Ici en apothéose.

Et Damien Jalet donne, par ce grand spectacle, une manière beaucoup plus démocratique de faire accéder la danse contemporaine et l’art à un plus large public.

Vu le 6-5-2025 Genève. Grand Théâtre.
Ballet du Grand Théâtre de Genève. Damien Jalet / Kohei Nawa : Mirage (création mondiale). Chorégraphie : Damien Jalet, assisté de Kehua Li. Scénographie : Kohei Nawa. Musique : Thomas Bangalter. Lumières : Yukiko Yoshimoto. Costumes : Kunihiko Morinaga.
Danseurs du Ballet du Grand Théâtre de Genève : Yumi Aizawa, Jared Brown, Zoé Charpentier, Quintin Cianci, Riccardo Gomes Macedo, Zoe Hollinshead, Mason Kelly, Julio León Torres, Emilie Meeus, Stefanie Noll, Juan Perez Cardona, Endre Schumicky, Kim Van der Put, Geoffrey Van Dyck, Nahuel Vega, Madeline Wong.