« Contrastes » : une « release » party option gaga à l’Opéra de Paris

« Mouvement impeccable dans une ambre incroyable »

Tout commence très haut, dans les étoiles, au sens littéral du terme. Tout commence avec O złożony / O composite, créé en 2004 pour le Ballet de l’Opéra de Paris. Ce n’est peut-être rien pour vous, mais à l’échelle de l’histoire de la Maison c’est beaucoup. Cette pièce est le point d’entrée de la post modern dance à l’Opéra de Paris. Rien que ça. Et à la voir, on saisit immédiatement la portée essentielle de cette partition qui mêle à la perfection le « release » inventé par Trisha Brown, ce lâcher-prise très particulier, comme un ressort, qui se niche dans les hanches avant de parcourir tout le corps, avec les pointes et les portés acrobatiques des danseureuses classiques. Cette fusion était portée, pour la distribution du 1er décembre, par Dorothée Gilbert, Marc Moreau et Guillaume Diop. L’écriture mathématique de cette pièce est construite pour des étoiles. En fond de scène, un grand panneau nous place dans la constellation dessinée au fusain par Vija Celmins. La première image nous place face aux deux garçons faisant tourner la fille comme si elle était un satellite voyageant très haut dans l’univers. Toute la chorégraphie, qui alterne trio et solo, va tirer le fil de l’espace. Dans des gestes en apesanteur inscrivant un flux de voyage interstellaire, les portés se font en diagonale et en géométrie. Les bras passent de la première à la cinquième position sans transition, dans une connexion mouvante avec l’air qui les entoure. Ils et elle sont accompagné.e.s dans cette sensation de trip élevé par la musique de Laurie Anderson, qui a mixé l’Ode à un oiseau de Czesław Miłosz. Les phrases du poème sont en filigrane le moteur de cette chorégraphie : un « mouvement impeccable dans une ambre incroyable ». Sublime.

Ne retourne pas non plus en arrière

Après un précipité, nous recevons comme un cadeau un geste court et si puissant, écrit et dansé par Trisha Brown en 1994 : If You Couldn’t See Me. L’époque est à la déconstruction de la danse, la non-danse pointe le bout de son nez. Et, soir de fête par-dessus tout, hier soir marquait l’entrée au répertoire de ce monument de la danse dont la musique, la lumière orangée et la robe fluide ont été écrits et pensés par Robert Rauschenberg. On a la sensation d’avoir été catapulté dans la Judson Church et que Cunningham et Cage vont passer boire un thé là, maintenant. Trisha n’est plus depuis bientôt dix ans, mais à voir Hannah O’Neill s’avancer de dos, sans jamais se retourner, elle semble bien présente sur cette scène. Seule donc, elle montre ce qui ne se voit pas normalement. Dans une fluidité totale, les genoux se plient en offrant un autre angle de vue, toute notre perception est renversée, comme quand on regarde un spectacle en coulisse. Après, la magie de l’écriture de Trisha provoque ses enchantements dans les jambes qui glissent au sol avant de se regrouper, les angles parfaits des bras qui, au passage, vous informent sur les idoles d’Anne Teresa de Keersmaeker et donc sur l’apport de Trisha Brown à l’histoire de la danse.

Néo-classique en miroir

Après le premier entracte, on change d’époque, nous voici presque aujourd’hui pour une création datée de 2018, au départ pour le Ballet de San Francisco. Anima Animus est un monument de danse néo-classique qui séduira les amoureux et amoureuses de la beauté vidée de propos. La chorégraphie de David Dawson nous délivre du beau pour le beau, maniéré au possible. Le décor se compose d’un fond très blanc encadré de noir. Cela se retrouve sur les justaucorps, qui sont blancs d’un côté et noirs de l’autre, selon que l’on soit une fille ou un garçon, en tout cas perçu comme tel. Bleuenn Battistoni, Valentine Colasante, Marc Moreau, Paul Marque, Germain Louvet, Andrea Sarri, Hohyun Kang, Bianca Scudamore, Clara Mousseigne, Elizabeth Partington offrent une danse en miroir, faite de pas de deux inscrits dans le collectif. L’écriture est très rapide, les courses sont nombreuses. Techniquement, c’est impeccable, mais les oppositions en négatif et en miroir nous lassent à coups de dos ultra cambrés et de visages hallucinés aux allures dramatiques. Saluons les tableaux d’ensemble qui, même s’ils ne cherchent pas la modernité, sont l’occasion de voir comment les jalons posés par Brown, notamment dans les portés en diagonale, les voûtes plantaires collées, arrivent jusqu’ici.

Le futur est dans les bois

La dernière pièce, Drift wood, était la plus attendue du programme. Les frère et sœur hollandais Imre van Opstal et Marne van Opstal, associé.e.s au NDT, sont les coqueluches de la scène chorégraphique internationale depuis cinq ans. Les voir se coller au Ballet de l’Opéra de Paris nous alléchait franchement. Leur lien avec la Batsheva est profond : Imre y a dansé, puis en 2023, le duo a consacré un court métrage à la compagnie israélienne. Et, de façon très claire, quand le décor s’ouvre à nous dans un zoom arrière, nous retrouvons l’esthétique d’Hofesh Shechter, lui aussi formé chez Ohad Naharin. Les costumes sont ultra fashion. Les allures baroques croisent celles des ouvriers. On retrouve la troupe au pied d’un mur gris, l’ensemble est assez sombre, automnal. Ceux-là et celles-là peuvent attendre une fête dans les bois comme la fin du monde, on ne sait pas. En attendant, ils et elles dansent, de façon fulgurante. Les axes du corps sont bas, les bras accompagnent un dos qui s’arrondit vers l’avant, puis il y a des jaillissements qui poussent les dos à vaciller et à onduler. L’écriture gaga est partout dans ce groupe sans aucune unité ni de genre ni d’allure, où chacun.e est unique. Clémence Gross, Caroline Osmont, Ida Viikinkoski, Jennifer Visocchi, Seohoo Yun, Adèle Belem, Marion Gautier de Charnacé, Mikaël Lafon, Yvon Demol, Loup Marcault-Derouard, Baptiste Bénière, Eric Pinto Cata semblent flotter, eux et elles aussi, comme le premier trio de la soirée, mais en restant bien loin des étoiles, bien plus proches du sol. On est époustouflé.e.s par la profondeur de l’écriture des corps dans la première partie de la pièce ( notamment par les partitions ancrées, rapides et précises de Baptiste Bénière, Eric Pinto Cata et Ida Viikinkoski) , mais, malheureusement, la suite nous laisse de côté. Drif twood cherche dans ses dernières minutes une épure douloureuse qui n’advient pas. Mais cela a peu d’importance au final. Imre van Opstal et Marne van Opstal ont encore beaucoup à dire et à montrer. À suivre de très près.