Lancement du festival de danse Trajectoires à Nantes avec la compagnie La Tierce (Bordeaux) : Construire un feu ou comment poétiser un lieu et les corps qui s’y trouvent réunis le temps d’un spectacle
L’auditorium de la Soufflerie, scène conventionnée de Rezé (agglomération nantaise, Loire-Atlantique), était bondé hier soir 11 janvier pour la première représentation du festival de danse Trajectoires, 7e édition. C’est la deuxième fois que cette belle salle, bâtie par l’architecte Rudy Ricciotti et inaugurée en 2016, accueillait cette troupe, déjà vue dans ce même lieu début décembre dernier avec 22 actions Faire poème dans le cadre du festival Le Grand Huit.
Lorsque le public s’installe dans cette salle gris anthracite en pente, confortable, mais quelque peu sévère, le plateau est déjà occupé par cinq protagonistes, trois femmes et deux hommes, entourés de quelques objets. Le plateau est nu, sans aucun rideau ni décor. Les costumes de nos cinq danseurs consistent en vêtements de tous les jours, amples et de teintes automnales. Tous chaussés, ils proposent leurs présences quasi quotidiennes et pourraient faire partie du public. L’un d’eux s’affaire à maintenir une longue allumette allumée et en passe la flamme à une deuxième pour que le feu ne meure pas.
Pas de noir salle pour annoncer conventionnellement le début du propos, mais une danseuse se lève et entre dans l’espace scénique : marches, suspensions, regard projeté, cercle, course, danse délicate et respiration, la main posée au sol. Une deuxième lui succède, mais avec en main un objet qui se révèle être un ocarina, instrument universel dans lequel elle souffle. Bientôt quatre danseurs occupent le plateau, portant chacun un instrument identique et une musique étrange naît, jouée à l’unisson. L’excellente acoustique de l’auditorium contribuera à une écoute aiguisée des sons. L’un des deux hommes vient alors face public et prend la parole, pour « partager une chose, un fantasme » en se disant que « les lieux ont des sensations, puisque sur ce plateau ont eu lieu de nombreux spectacles et sur ces fauteuils se sont assis de nombreux spectateurs ». Il poursuit : « Partout où je pose mes pieds, il y a une danse habitée d’une mémoire de quelque chose, et il faut lui donner un peu de nos ressources ». Éteignant la lumière par un interrupteur, le noir complet se fait et les danseurs quittent le plateau par les escaliers des gradins et par une porte latérale. La voix continue : « J’aimerais voir le jardin quand je n’y suis pas. Ce lieu va changer et va nous survivre ».
Le ton est donné, nous sommes plongés dans une atemporalité et sans nous en rendre compte, sommes déjà emportés dans une proposition poétique qui ouvre notre imaginaire. Une simplicité bienveillante imprègne ces actions où tout est suggéré, jamais imposé. Elle nous invite à laisser résonner en nous quelque chose d’à la fois très présent et de très ancien. Aucune virtuosité, rien de spectaculaire, une grande économie de moyens pour tenter de dire l’indicible, sans chercher à « tout comprendre ».
Avec leurs mains, les danseurs font alors naître le son d’une pluie qui s’amplifie. Un nouveau solo féminin bien dessiné qui prend l’espace s’affirme dans le retour d’une lumière jaune, avec cette fois un geste mimé d’un caillou saisi puis laissé tomber, tandis que le groupe sur le côté en réalise en direct le son du choc au sol. Tout cela se déroule dans une lenteur et une douceur assumées.
Après un duo masculin plus enlevé survient une séquence énigmatique presque drôle : les cinq interprètes, toujours reliés par une écoute forte, s’allongent au sol, annonçant : « Là, on va essayer d’être morts ». Plus tard, les ocarinas donneront à nouveau à entendre une musique singulière et quitteront le plateau, devenant invisibles. Mais le public pourra les entendre, car leur son circule en coulisse et derrière la scène, comme un souvenir enfoui ou une réminiscence.
La dernière image sera celle d’un petit foyer posé sur scène dans la pénombre, laissé là pour souligner qu’à toute époque, le feu reste primordial. Le public s’en va, laissant derrière lui l’auditorium qui aura servi de réceptacle à diverses métamorphoses et peut-être la sienne propre.
Basée sur la nouvelle éponyme de Jack London dans laquelle un homme tente de survivre dans le Grand Nord canadien et échoue, Construire un feu, créée il y a un peu moins d’un an au CCN de La Rochelle et quatrième pièce de la compagnie, loin de vouloir l’illustrer, tente de recréer un archaïsme contemporain pour filtrer et poétiser le réel et trouver dans notre société ce qui n’est pas dit, pas tangible et qui reste mystérieux. Revendiquant une pauvreté pour contredire la surinformation actuelle, la compagnie La Tierce (dont le nom convoque surtout un intervalle musical) parvient à ce que chaque spectateur soit concerné et insuffle son imaginaire dans la porosité proposée. Interrogés, les trois fondateurs Séverine Lefèvre, Sonia Garcia et Charles Pietri confirment que beaucoup de spectateurs non-spécialistes de la danse ressortent de leurs spectacles ou performances ravis, heureux de n’avoir pas eu à affronter à une danse trop démonstrative.
Au début des années 2010, tous trois sont sortis de l’enseignement supérieur Culture (CNDC d’Angers, CNSMD de Lyon en contemporain), forts entre autre d’un héritage américain (Judson Church, Trisha Brown…) et ont été marqués par quelques artistes français (Claude Régy et Laurent Chétouane en théâtre, Loïc Touzé en danse, Laura Vazquez en poésie, Alain Cavalier en cinéma) ou étrangers (la cinéaste italienne Alice Rohrwacher, la chorégraphe franco-algérienne Nacera Belaza). Interprètes pour d’autres compagnies, ils parviennent à se retrouver lors de résidences, aidés par leur compagnonnage avec le CDCN La Manufacture à Bordeaux (où la compagnie est basée) et par le CCN de La Rochelle Mille Plateaux dirigé par Olivia Grandville auprès de qui la compagnie est artiste associée depuis 2022. Ils ont eu l’idée d’un rendez-vous régulier avec d’autres artistes et avec le public par un moment de recherche court (cinq jours) nommé « Praxis », constituant une prise de risques et nourrissant leurs futurs projets. Des compositeurs et un créateur lumière leur sont fidèles.
Ils préparent actuellement La Contreclé, un spectacle basé sur les chants de Guillaume d’Aquitaine, troubadour du Moyen-Age, qui sera créé en 2025. La compagnie travaille avec Camille Ulrich, dessinatrice qui réalise les visuels de l’équipe et qui occupe aussi la fonction de regard extérieur. Pour Construire un feu, l’équipe a été renforcée par les artistes Teresa Silva (portugaise) et de Philipp Enders (allemand).
Par ailleurs, la Tierce réalise un nombre important d’actions de médiation culturelle dans des contextes divers vers de nombreux publics.
L’auteur tient à remercier l’équipe pour sa disponibilité (interview le lendemain du spectacle).
Le festival Trajectoires se déroulent jusqu’au 21 janvier.
La pièce Construire un feu sera reprise dans les mois qui viennent:
– à Cognac le 4/02 à la scène conventionnée L’Avant-Scène
– à Poitiers le 9/04 au TAP -scène nationale
Visuel : ©DR