Campbell & Héritier : le duo pas pareil
par Gérard Mayen16.03.2025
Dans sa nouvelle pièce, Un monde réel, Rémy Héritier compose une danse qui circule à travers et au-delà de ses deux interprètes, supérieure à leur somme, remarquable.
Il faudrait s’entendre sur un point fondamental : un corps humain, ça n’est pas juste une mécanique biodynamique. Ça n’est pas un paquet de nature, que les humains se trimballeraient juste comme un héritage, lestant leur humanité qui seule importerait par ailleurs, elle toute mentale, là-haut dans leur cerveau. Un corps humain, c’est une personne. Une personne, dans toute l’étendue de sa construction.
Une fois n’est pas coutume. Pour relater le duo Un monde réel, récemment créé au Centre chorégraphique national de Montpellier, on va s’attacher d’abord à exposer un croquis des deux corps-personnes de ses deux interprètes. Soit Rémy Héritier lui-même, qui en est aussi le chorégraphe signataire ; et son partenaire en scène Bryan Campbell. Deux hommes adultes, de pleine maturité.
Héritier est mince, comme construit en creux, dans des postures anguleuses, avec quelque chose d’émacié, d’excavé, plutôt segmenté, linéaire et hiératique. On en perçoit une intériorité aflleurante, réflexive, possiblement tourmentée. Bien entendu, en les couchant noir sur blanc, on a conscience du caractère éminemment subjectif de pareilles remarques. Par contraste, on trouve chez Campbell une rondeur des matières, comme souriantes et gourmandes, en ondes incurvées, volubiles et fluctuantes ; très alertes aussi. Quelque chose près du débordement (contrôlé avec talent).
Dans Un monde réel, Rémy Héritier et Bryan Campbell agissent en co-présence, à travers une gestuelle partagée, proche, cousine, souvent semblable. C’est une danse le plus souvent droite. Elle fait large place à des mouvements rhétoriques, par les membres supérieurs principalement. Cela en phrases brèves, incisives, suspendues. Lesquelles se produisent par séquences qui se manifestent puis s’effacent sur un ton de rupture.
C’est très lisible. C’est en même temps assez sec, même si la musique (Eric Yvelin) n’arrête de dérouler une sourde étoffe enveloppante et sous-jacente. A l’opposé de cette sensation, les images de Ludovic Rivière sont un émail de visions du monde, brièvement serties dans l’instantané : une très libre sollicitation imaginaire, pluriverselle.
Côté spectateur.ice, il faut accepter de se mouvoir là-dedans avec une liberté de girouette, heureuse de s’affranchir d’une obligation de quête de sens. Un monde réel se happe, au dépit de toute prétention surplombante et englobante. Il y a toute une abondance de gestes, mais ceux-ci minimaux. Et puis il y a tout le réel du monde : soit la façon dont deux gestes analogues, semblables, traversent deux corps-personnes foncièrement distincts, et finalement n’ont plus rien à voir, dans une ivresse de mise en jeu de soi et de chacun.
C’est aussi une question d’intention interprétative, à chacun très distincte, aux résonances démultipliées. Campbell a des inflexions allusives, suggestives. Il sonne dans le monde, à n+1. Héritier a des réserves indicatives, qui troublent au bord du monde, à n – 1. Entre eux, se produit une circulation du tout dans l’écart, dans la distance et le rapprochement entre les deux interprètes. C’est une tension très mobile, orchestrant un grand paysage performantiel. Cela embrasse le fabuleux espace du studio Bagouet, également tendu des sons, et images évoquées ci-dessus (sans oublier les lumières).
Le total dépasse en amplitude la somme des présences et des composantes. Une traversée opère, de corps-présences, d’histoire et d’intentions. Où l’on captait tout d’abord des fragments, toute une grande danse déborde, quand Héritier paraît s’exprimer en soustraction, et Campbell en jubilation. Une danse réelle, de libre circulation, dans un monde réel, fécondé de pensée. Voilà de la grande écriture, auto-générative, affranchie d’elle-même. Ce n’est pas tous les jours (on songe à des cristaux de résistance charnelle à l’I.A.).
Après quoi on est atterré d’apprendre que, justement, cette pièce risque fort d’être la dernière créée par Héritier, constatant qu’il se cogne à l’étroitesse d’un monde qui ne le permet plus.
Spectacle vu le 13 mars 2025, studio Bagouet, Agora de la danse, Montpellier. Prochaines représentations : 22 mars 2025 : festival Art Danse, Dijon. 5 juin 2025 : June Events, Paris
Septembre 2025 : Plastique Danse Flore, Versailles. Juin 2026 : Festival Almost Summer, Courtrai.
Crédit photo :© Guillaume Robert
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