La reine de la danse contemporaine depuis 1982, Anne Teresa De Keersmaeker, s’empare du répertoire du chanteur le plus emblématique de la chanson francophone. Elle retrouve Solal Mariotte, qu’elle a révélé dans Exit Above, pour un duo aussi inattendu qu’évident. Le tout dans l’écrin si cult de la Carrière Boulbon. Jacques, Anne Teresa et Solal, tout simplement. Intimement magique.
Ce lieu, plus qu’un autre lieu, est un acte en soi. En 1985, Peter Brook l’inaugure pour son Mahabharata. Il s’agit d’une carrière de pierre, très surveillée en raison des risques d’incendies. On y accède par un parking cher (10 euros), éloigné du lieu. Boulbon se mérite : il faut marcher dix minutes sur un chemin caillouteux et découvrir, au fur et à mesure, d’abord les paysages de pinèdes et leurs odeurs délicieuses, puis arriver enfin au cœur de la carrière. La salle est face à un autre mur, moins médiéval celui-là, surplombé d’arbres. Il en impose.
Devant ce mur se trouve une grande scène noire avec, comme seul décor, un micro.
On se doutait bien que la fondatrice de P.A.R.T.S. n’allait pas nous livrer une pièce littérale et figurative sur le maître belge de la chanson française. Alors, on attend.
D’abord, c’est marrant : les liens se font entre les spectacles du festival, comme chez Ali Chahrour, tout commence par le son et les mots, dans une absence des corps.
C’est « Le Diable » qui nous accueille et projette en lettres énormes des « ça va » sur le mur. On le comprend, les paroles seront autant à lire qu’à écouter.
Toutes les générations connaissent des chansons de Brel, et souvent, on oublie à quel point c’est beau.
Alors ce mot, « beau », c’est celui qui nous est resté collé à la bouche toutes les heures qui ont suivi la fin de la représentation.
Oui, c’est un beau spectacle.
Anne Teresa apparaît la première, en costume masculin gris. Elle est de dos, et son premier geste sera une succession de haussements d’épaules. Il lui faudra le temps d’une chanson, Sur la place, pour retrouver ses bras.
Les paroles semblent avoir été écrites pour celle qui « tourne toujours pareil » depuis 1982, depuis Fase, posant dès le départ son écriture.
Elle tourne, certes, mais surtout, elle vrille, elle déphase, le tout en questionnant la musique dans un rapport de fusion avec les notes.
Brel est traité comme Bach ou Coltrane. Il s’agit de danser la musique et non sur la musique.
De ses épaules, on le comprend donc, vient la vrille, bien avant que les hanches ne s’engagent et que Solal, ne fasse son entrée avec autant de superbe que le héros éponyme d’Albert Cohen.
Bientôt le duo se forme, d’abord en filigrane, lui s’effaçant avec humour devant elle, qui, ça y est, a commencé à tracer ses spirales sur « Quand on n’a que l’amour ».
La force de la pièce réside dans son apparente simplicité, qui se niche dans un féroce travail pour tous les deux afin d’atteindre cette égalité entre elle et lui, alors que pas mal de choses les séparent. Il vient du break, elle a inventé une écriture de danse contemporaine.
Elle est flamande, il est français. Elle a 65 ans, il en a une vingtaine. Et pourtant, plus la pièce avance, plus le pas de deux est réel, total.
C’est extrêmement doux et sensible d’un côté et burlesque de l’autre, comme l’était Brel. Elle lui colle ses bras moteurs, lui la pousse au sol. Leurs écritures fusionnent. Brel est vraiment une pièce à part dans le panthéon keersmaekerien. Depuis Fase précisément, chacune de ses pièces donne une réponse à cette question : plutôt que danser au rythme de la musique, comment la danse peut-elle devenir la musique ? L’une des réponses à cette question revient ici dans une rencontre inattendue, puisque la danse n’est pas omniprésente : parfois les mots de Brel suffisent. Ils n’ont besoin d’aucun geste pour exister.
La superbe scénographie de Michel François utilise le lieu à la perfection. Sans trop en dire, les vidéos sont utilisées très justement, nous montrant le chanteur dans sa verve, en les projetant sur différents endroits, ce qui permet aux interprètes de délicieuses excentricités.
Oui, de l’extravagance, chez Anne Teresa. Jusqu’en 2024, elle gardait un visage serré sur les plateaux et en dehors. La voilà telle que ses proches la décrivent. Clownesque et drôle, mimant les bonbons à apporter ou une vieille dame. On rit, et puis on pleure, on vit face à ces deux danseur·se·s si fluides qui deviennent le temps d’une valse aussi nos ami.es.
Les envolées de Solal Mariotte qui mixe les vrilles de son aînée avec ses torsions hip-hop sont à tomber de technique et de beauté.
Quant à elle, la voir tourner encore et toujours dans la nuit avignonnaise est un cadeau qui nous émerveille.
Récemment, elle s’est remise à danser. On l’a vue avec Rabih Mroué au Festival d’Automne, là encore dans un pas de deux non dénué d’humour. Et puis, ces derniers temps, elle révèle les générations futures. Elle l’a fait avec Nemo Flouret, qui aujourd’hui est programmé dans la même édition du Festival d’Avignon qu’elle. Brel est un geste si pur et si ancré dans l’histoire de la danse et de la chanson qu’il vous attrape par le cœur pour ne jamais le lâcher. « J’arrive, je reviens te chercher », c’est sûr : Solal Mariotte commence juste à danser, et Anne Teresa De Keersmaeker est loin de quitter la scène.
في موقع كاريير دو بولبون الرمزي، تقدم آن تيريزا دي كيرسمايكر عرضًا مستوحى من أغاني جاك بريل، حيث تتحول الكلمات إلى حركة والذاكرة إلى دوخة.
بصحبة الراقص سولال ماريو، تنسج حوارًا حساسًا ومضحكًا بين الأجيال، بين الرقص المعاصر والهيب هوب، في مشهد يمزج النقاء والبساطة والعاطفة الجياشة.
عرض يُضحك ويبكي، ويثبت أن الجسد لا يحتاج دائمًا إلى الحركة ليقول كل شيء.
In the iconic Carrière de Boulbon, Anne Teresa De Keersmaeker revisits the songs of Jacques Brel, where words turn into movement and memory spins. With dancer Solal Mariotte, she crafts a delicate, humorous duet between generations, blending contemporary dance with hip-hop, purity with emotion. A show that makes you laugh and cry, proving that the body doesn’t always need to move to say everything.
Du 6 au 20 juillet à la Carrière de Boulbon.
Le Festival d’Avignon se tient jusqu’au 26 juillet. Retrouvez tous nos articles dans le dossier de la rédaction.
Visuel : © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon