« Borda », la danse sans limites de Lia Rodrigues

Poser l’image

Lia Rodrigues est donc une artiste brésilienne. Paris la connaît bien : elle a été longtemps associée à Chaillot et au Centquatre, et régulièrement programmée au Festival d’Automne. Son parcours est très impressionnant. Au-delà de ses qualités d’interprète, notamment chez Maguy Marin, elle a fondé en 2004 un centre d’art au cœur de la favela de Maré, qui accueille 300 élèves et comporte également une formation professionnelle. Elle a réussi à faire dialoguer un projet d’art contemporain avec un projet social. Ses œuvres sont toujours insensées. Son écriture vous plonge dans des univers à la fois burlesques, monstrueux et théâtraux. Pour Borda, sa toute dernière création, elle commence calmement — c’est l’une de ses marques — mais plus calmement encore que dans Fúria ou Encantado. Ici, elle attaque par une image fixe, qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler le premier tableau de Monument 0.10 d’Eszter Salamon (à voir les 10 et 11). Un tableau tout blanc donc, dont les formes sont impossibles, au commencement, à distinguer. Elle nous demande de regarder intensément pour obtenir la sensation d’un trouble, d’un doute même : est-ce que ça bouge ou est-ce que je rêve ? La réponse se situe toujours entre les deux chez cette chorégraphe du fondu enchaîné.

Transformer

On découvre que ce qui était un tas de plastique informe est en réalité une communauté de femmes et d’hommes, l’air nomades, l’air heureux et heureuses surtout. Ils et elles se déplient ou se tordent pour laisser leur corps apparaître comme par magie. Comme un passage du solide au liquide, la chimie opère. Et là, on scotche jusqu’à ce que ce grand bout de plastique se mette lui aussi à vivre, comme un bateau ou une caravane dans le désert. Les gestes sont posés avec une précision impeccable. Il n’y a pas le droit à l’erreur dans ce puzzle permanent. Il faut le rappeler : elle seule sait travailler ces fondus enchaînés sans relâche qui provoquent des apparitions. On se souvient du porté genoux repliés sur les bras de l’autre dans Fúria, ou du troupeau de moutons de Nororoca, et on peut vous jurer que jamais nous n’oublierons cet homme insecte à dix pattes, debout, le ventre bardé d’un tissu rose.

Communauté

Du statique au frénétique, Borda déploie les bras et les jambes, les fait sauter, exploser et surtout, briller. Elle injecte en passant, rapidement, des instantanés de vie. On voit une femme tenter de réanimer un homme ; plus tard, on découvre tout le groupe en migrant·e·s se noyant. Les images défilent sans que nous puissions les digérer. Très connectée à l’époque, la pièce scrolle en réalité d’un événement à un autre et cela provoque une disjonction fascinante. À un moment, on voit un grand totem cracher toutes les poubelles du monde. Lia Rodrigues jette les horreurs pour nous délivrer de nos angoisses. Le spectacle est militant sans jamais dénoncer quoi que ce soit, elle ne pointe jamais rien du doigt, elle n’est jamais littérale, même quand elle montre. Par exemple, le fait que les décors soient chez Lia Rodrigues souvent de la récup’ ou des éléments légers dit que la nécessité de se tourner vers un arte povera du mouvement est urgente. Ce qui est fou, c’est sa capacité à faire du sublime avec ces matériaux précaires.

Briller

Dans sa progression, Borda nous emmène dans un exil en réalité. Leonardo Nunes, Valentina Fittipaldi, Andrey da Silva, David Abreu, Raquel Alexandre, Daline Ribeiro, João Alves, Cayo Almeida et Vitor de Abreu quittent des habitudes, montent dans un bateau qui a toute l’allure d’une galère, et tout cela les amène à danser debout, avec pas mal de lignes frontales où Rodrigues s’amuse à transformer les têtes en ballons de foot que l’on porte sous le bras avant d’aller jouer. Mais surtout, là sur scène, c’est la rue qu’elle empoigne en faisant le show où même une divinité inca s’invite juste pour se défaire de ses ailes. Les images de Borda sont dingues, elles témoignent d’une capacité d’écriture et de pensée hors du commun qui caractérise l’œuvre immense de cette chorégraphe inouïe qui, mieux que personne, anéantit toutes les frontières.

English Summary

Lia Rodrigues, a major Brazilian choreographer, returns with Borda, a piece that oscillates between stillness and frenzy, conjuring images both sublime and monstrous. Beginning with a motionless tableau reminiscent of Eszter Salamon, the work transforms an amorphous heap of plastic into a vibrant community of nomadic bodies. Through her signature seamless transitions, Rodrigues weaves ephemeral apparitions — from migrants at sea to a giant totem spewing trash — without ever resorting to literal denunciation. Using recycled and fragile materials, she crafts an arte povera of movement, turning scarcity into brilliance. Performed by a dazzling ensemble, Borda stages exile, ritual, and play, breaking down borders and affirming Rodrigues’ singular power to merge the social and the poetic.