L’horloge perchée tout en haut de la scène indique bien 20h. Des musiques plus entraînantes les unes que les autres, de David Bowie à Madonna, s’enchaînent sur un tourne-disque, alors qu’un homme aux cheveux grisonnants s’ambiance en costard cravate et les yeux masqués comme un super-héros. Cet indicateur du temps va être mis à rude épreuve dans le spectacle aussi cérébral que jouissif de
Philippe Decouflé. L’aiguille va s’emballer, le cadran devenir rouge, les minutes s’égrener comme des secondes, bref, toute notion de linéarité va être réduite à néant.
Oh, I believe in yesterday
Sur le plateau, neuf danseur·ses d’abord vêtu·es sobrement en noir et blanc, répètent les mêmes mouvements, entre inexpressivité et vague incompréhension sur ce qui se passe. Cette première partie du spectacle, qui est divisé en deux, explore non sans distorsions les souvenirs de danse de ses interprètes. De Lisa Robert, 38 ans, la plus jeune de la troupe, à Dominique Boivin, 72 ans, le plus âgé, ce sont autant de réminiscences de l’enfance, de discussions à refaire le monde qui surgisse à nouveau.
Loin de tomber dans la nostalgie mélancolique, le danseur et chorégraphe Philippe Decouflé reste fidèle à son talent comique : les enregistrements s’arrêtent au milieu d’une phrase absurde, les personnages, comme pris dans un bug, recommencent mille fois les mêmes gestes ou tentent des grimaces hilarantes.
Un monde parallèle, c’est ce que semble esquisser ces personnages apparemment sans âme aux voix déformées qui vivent entre les rideaux. Si le chorégraphe ne le mentionne pas, on ne peut s’empêcher de penser à la
figure de David Lynch et à son univers nébuleux, fascinant, intense, hanté par les liens entre conscience intérieure, secrète, et réalité. Dans
Entre-temps, l’espace du théâtre et de la danse sert, dans un premier mouvement, de sas, d’antichambre, d’intermédiaire à ces divagations, avant la révélation, l’explosion de la seconde partie.
Le temps nous a réparé·es
La couleur abonde dans ce deuxième tableau. Comme surgi des tréfonds de l’âme, la musique de l’enfance réveille les sens. Le tube La isla bonita est l’occasion pour l’Espagnole de 42 ans Meritxell Checa Esteban de se dandiner follement, comme à 12 ans, devant son miroir. Mais elle ne se cantonne désormais plus à sa chambre : ici, elle explose les murs en traversant les époques et les appartements de ses voisins. La troupe atypique, composée entre autres d’une meneuse de revue des années folles, d’une jeune femme en peignoir ou encore d’un bricoleur fou, s’emballe, revenue à la vie par la musique.
Philippe Decouflé continue de s’amuser avec l’espace hautement libérateur du théâtre. Dans un grand retournement, aussi prévisible qu’habilement mené, le public se retrouve face à un double de lui-même. Entre les autres rideaux transparents qui nous éloignent autant qu’ils nous intriguent, le génial Dominique Boivin, refait une dernière fois la scène du début en inversé. « Si je ralentis peut-être que le passé va me dépasser », se lance-t-il comme défi impossible. L’évidence apparaît, naïve et joyeuse : malgré le temps qui s’en va, l’important c’est d’être là, que cet élément fugace, impossible à rattraper, trouve aussi son intérêt grâce aux gens avec qui on choisit de le passer.