Dans le cadre du Festival Le Grand Huit à Nantes, la chorégraphe Mathilde Papin a présenté une œuvre intrigante et délicate intitulée Trois colliers.
Au CCNN (centre chorégraphique national de Nantes) le 7 décembre dernier, le public du festival a pu assister à un étrange trio intitulé « Trois colliers ». La feuille de salle, consultable par QR Code, annonce que « la pièce assemble deux danseur-euse-s et un musicien, des bouts de bois, des planches et des serre-joints » et que le mode d’être sera celui du jeu. En effet, on verra nos interprètes très affairés à mimer, construire, chanter, siffloter, parler, accompagnés par les sons proposés par le musicien Thierry Laffitte. Celui-ci est assis à l’avant-scène et dispose d’une console, d’une guitare électrique posée au sol et d’un harmonica. Des mouvements dansés jaillissent, éphémères, et les phrases échangées convoquent un univers de non-sens : « Carotte ou voiture ? Fleur ou bateau ? Symphonie ou capharnaüm ? Caramel ou chocolat ? Arbre ou calamité ? Anniversaire surprise ou repos ? Coïncidence ou imagination ? »… Le jeu principal consiste à apporter toute une variété de pièces de bois de petite taille depuis des cageots disposés en bord de scène côté cour jusqu’à une grande plaque posée au sol au centre du plateau, en bois elle aussi, de façon à construire une sorte de bas-relief d’un paysage en miniature. Cette activité s’accompagne de mouvements corporels divers, ondulations, petits sauts, demi-tours, descentes au ralenti, arrêts. Tout cela se fait de manière discrète, sans violence aucune, mais bien lisible. La scénographie est signée Rémi Blanes, Sarah Lagrenée et Mathilde Papin.
L’un.e des performeur.se.s, Maud CC Le Flohic, est vêtu.e d’un gilet noir décoré de roses, d’un short noir, de baskets et de chaussettes. Iel est barbu.e et porte de larges anneaux d’oreilles. Sa présence humoristique entretient un flou voulu en terme de genre. Sa complicité avec Arthur Amard, habillé lui d’un T-short blanc et d’un kilt sombre, assure à leur duo une connivence douce, un peu décalée, redoublée notamment quand débute leur deuxième entreprise de construction en bois : des sortes d’obstacles faits de planchettes et de cubes alignés jalonnant le plateau. Des affirmations verbales accompagnent ces tâches, frisant l’absurde comme « L’angle droit, c’est une rupture conventionnelle », « L’hiver, c’est un temps avec moins de sol », « La solitude, c’est une mélodie ronde », « La valeur, c’est un autre système que la couleur » ou encore « La syntaxe, c’est une fête populaire »… Le musicien les rejoint et, à trois, le tableau de bois assez imposant ainsi créé est amené en fond de scène et posté sur des sortes d’échasses, créant une structure fragile et délicate sur pilotis. Celle-ci tient debout par l’adjonction de serre-joints.
Une fois leur collègue musicien retourné s’asseoir et au son de son harmonica proposant une musique saccadée, ses deux partenaires déroulent une danse minimale, sans beaucoup de tonicité (on pense à la célèbre pièce d’Yvonne Rainer des années 1960 à New York « Trio A » chorégraphiée et dansée volontairement sans aucune rupture ni accent), en dialogue et en question-réponse amusant. Le Flohic s’empare alors d’un micro et commence une longue série de phrases débutant par « ça va dépendre » : « Ça va dépendre de la vidéo, ça va dépendre de l’affluence, de la répartition des tâches, de l’organisation, de la communication, de la couleur, du thème, des couturières, des excédents de l’année, des invendus, de la situation politique globale, des animaux, du bruit, du menu, de l’enthousiasme des participants, de l’implication de l’école »…
Le Flohic s’arme d’une visseuse électrique et construit à l’avant-scène des objets en bois : un récipient à anse, un tabouret à quatre pieds et un cylindre.
Et la litanie se poursuit : « Ça va dépendre du bouche à oreille, ça va dépendre si on envoie une invitation, des affiches, s’il y a des grèves de train, de métro, de l’état de la chaussée, de la prison, de l’implication de la maison de retraite, de l’état des berges, de la place, de la qualité du vin, s’il y a de l’alcool, si on retrouve la friteuse, de toi, de l’énergie qu’on met, de l’humeur, des besoins, des instruments de musique, ça va dépendre si on fait autre chose »… Le duo poursuit sa construction, Amard balaie les petits éléments alignés au moyen d’une sorte de grande pelle en bois et continue à chanter a cappella tandis que tous trois se posent un petit cône sur la tête tenant par un élastique sous le menton. Les deux interprètes passent sous leur construction en fond de scène, progressent dans un duo nonchalant imbriqué. Tandis que la lumière faiblit, ils apportent ensuite sur scène des éléments circulaires, toujours en bois, qui attendait eux aussi sur le côté du plateau. Aidés du musicien, ils alignent ainsi en diagonale trois larges cerceaux tenant debout sur leurs bases et formant une enfilade. Cette image explique peut être le titre de la pièce. Nos trois interprètes franchissent ce parcours d’obstacles ludique comme des animaux de cirque blasés et quittent la scène côté jardin.
Ce trio laisse une impression de fraîcheur délicate plutôt absurde mais d’une grande justesse. Ce long et patient rituel intrigue indéniablement, séduisant tant par sa forme que par son contenu. Une des clés proposées consiste, dans le texte accompagnant la pièce, en un indice : la référence à un texte de Lévi-Strauss qui y parle du peintre Nicolas Poussin. Celui-ci, dit-on, avant d’entreprendre un tableau, « confectionnait de petites figurines de cire, les disposait sur une planchette et, avec cette maquette sous les yeux, commençait à peindre. Avec des moyens simples et de nature différente, la maquette réalisait déjà comme une œuvre achevée ». C’est en effet l’impression qui se dégage de ce trio, où, toujours selon le même texte, « on observe l’effet de la coupe nette, de l’insistance ou du petit code comportemental ». Et la question posée est celle-ci, plus profonde qu’il n’y paraît : « Est-ce que si on joue à des jeux brièvement, voire de façon un peu bâclée, on peut donner l’impression que ces jeux existent depuis la nuit des temps ? ». Une apparente simplicité se conjugue donc à un projet plus ambitieux.
Et les quatre questions qui terminent le texte de présentation sont autant de sujets de réflexion proposant de poursuivre l’aventure : « Est-ce que si c’est en miniature, on peut avoir des idées de coutumes ? » ; « Est-ce que le sérieux peut rester folklorique ? » ; « Est-ce qu’acquiescer rend tout explicite ? » ; « Pourrait-on s’il vous plaît redimensionner la dureté ? »
Mathilde Papin est une artiste et chercheuse basée à la campagne en Occitanie. Chorégraphe, danseuse, autrice et traductrice, elle a créé pour l’instant deux pièces, travaille sur deux solos et s’investit dans l’action culturelle en direction de divers publics. Elle fait partie de Terrain Collective depuis 2015, a été interprète-performeuse pour Michael Kliën en 2015 et pratique le CTR (composition en temps réel) depuis sa rencontre avec João Fiadeiro en 2017. En 2018, elle a organisé les laboratoires Barbares narratifs inspirés des protocoles chorégraphiques de Loïc Touzé. Mathilde fait également partie des Compagnons Butineurs, compagnie basée en Normandie rurale accueillant des artistes en résidence et a fondé la compagnie RIVE en 2019 avec Emma Bigé. Elle s’est formée en danse (école de danse contemporaine ACTS de Paris), en cirque (école Fratellini), en théâtre et possède un master en philosophie (Panthéon-Sorbonne). Influencée par les recherches minimalistes et abstraites, elle entreprend d’articuler des questions anthropologiques à un travail d’économie formelle « où le jeu, la blague, la bricole, le bug se permettent d’être salissants ».
A suivre : « Chansons mouillées » de et avec Nina Santès.
Chorégraphie : Mathilde Papin – Compagnie La Rive (Tarn). Coproduction Ring-scène périphérique (Toulouse), Neuf-Neuf Festival (Toulouse), Les Bazis (Ariège), L’Arsenic (Toulouse), HONOLULU, la Soulane (tiers-lieu des Hautes-Pyrénées)
Visuels : ©Mathieu Bouvier