Grand moment musical et chorégraphique au théâtre Onyx à Saint-Herblain (44) le 18 janvier dernier : le public du festival Trajectoires a pu apprécier la pièce ambitieuse et réussie de Louis Barreau, Trois concertos pour piano de Bartók, pour 9 interprètes. Une ode à la joie de danser, une distribution de haut niveau, une scénographie intrigante et de superbes lumières.
Louis Barreau a fondé sa compagnie en 2014. La particularité de ce bel artiste de 31 ans, outre ses compétences en danse, chorégraphie et notation Laban, est sa passion pour la musique. Il l’a démontré dans son travail depuis le début où l’on a pu apprécier au fil des ans ses penchants pour Ravel, Bach, Stravinsky, Schubert et aujourd’hui Béla Bartók (1881-1945). Il développe un intérêt musicologique pour ces compositeurs, lit leurs partitions et crée toujours avec celles-ci à portée de la main. Quand cela est possible, il donne à entendre l’œuvre en direct, comme pour Montagne dorée (2019) où les Variations Goldberg de Bach étaient jouées par un pianiste sur scène. Mais le plus souvent, les musiques utilisées sont enregistrées. Il s’appuie ponctuellement sur des compositeurs contemporains comme l’américain Rhys Chattam* et sur du rock comme le groupe The Cure.
D’où tient-il cet amour pour la musique ? Principalement de sa mère, professeur de piano et de formation musicale : « Je ne peux pas vivre sans musique, nous dit-il en interview. Si je suis devenu danseur, c’est grâce à la musique ». Il sait partager cette passion avec son public, notamment grâce à une Petite conférence chorégraphique (2021), moment dansé et « carnet de création ouvert » où il décortique en présence d’une de ses danseuses (Marion David) des extraits de ses œuvres, les reliant à la musique qui les accompagne.
Pour Bartók, Barreau a mis beaucoup de temps à choisir l’œuvre. Il était d’abord parti sur la Symphonie du Nouveau Monde, de Dvořák, « tarte à la crème absolue » à l’entendre, mais agacé par la façon dont le macronisme se saisissait de cette idée de « nouveau monde »**, il a décidé de changer : « J’ai pensé alors à Bartók et à sa célèbre Musique pour piano, percussions et célesta (1937) mais connaissais par ailleurs certains mouvements de certains de ses concertos pour piano. Faisant des recherches, j’ai vu qu’il n’y en avait que trois, qu’ils traversaient vingt ans de la vie du compositeur et qu’il était mort avant d’avoir pu orchestrer la fin du troisième. Réécoutant ces trois œuvres, j’ai trouvé ça très beau, très dense. J’imaginais les gens dire : ‘Non, pas les trois, c’est beaucoup trop long !’. Mais j’ai senti que c’était bon, alors j’ai fait les trois ! ».
Louis Barreau sait et aime parler de son travail : « Un concerto pour piano consiste en un dialogue entre instrument soliste et orchestre. Plutôt que de privilégier la forme solo face au groupe, j’ai eu l’idée de créer des ‘anniversaires’. En analysant les neuf mouvements de tous ces concertos, je savais que j’avais besoin pour chacun d’eux d’un traitement particulier pour chaque danseur. Ce traitement singulier de l’écriture n’est pas forcément un solo ; on traverse ainsi neuf ‘anniversaires’ au fur et à mesure du déroulement des mouvements. Tout est écrit sauf trois ou quatre moments d’improvisation structurée ».
La pièce dure une heure et vingt minutes, ce qui est long pour les danseurs et pour certains spectateurs. Barreau a créé une seule pause, un silence à la fin du troisième mouvement du deuxième concerto, donc un peu après le milieu, « au moment du nombre d’or » précise-t-il. Dans une pénombre, les danseurs se regroupent à cour, presque dans un temps de recueillement. « Enchaîner ainsi les trois concertos est un choix assez radical, poursuit-il, d’autant que le public et même les mélomanes ne connaissent pas ces oeuvres, à part le troisième concerto (1945), le plus connu et le plus mozartien dans la forme. Les raisons en sont que très peu de pianistes acceptent de les jouer à la suite, que cela serait lourd en logistique (besoin d’un orchestre de quatre-vingt-dix musiciens, d’un piano à queue et d’un grand plateau de danse) et que cela coûterait extrêmement cher. Le deuxième (1930-31) est le plus complexe des trois, celui que le public américain jugeait ‘barbare’. J’ai adoré quant à moi travailler sur cette complexité, tentant de la retrouver dans mon écriture ». On peut objecter à cette affirmation que la chorégraphie donnée à voir semble au contraire d’une simplicité très lisible : « Je trouve heureux que cela ne semble pas complexe, précise Barreau, mon souci étant de défendre l’accessibilité à ce que je fais, de manière non démagogique ».
« Pour la distribution, j’ai repris trois danseurs avec qui j’avais déjà travaillé, dont Marion David, deux que je connaissais de La Roche s/Yon, et pour les autres, une audition de deux jours au Cndc d’Angers m’a permis d’en recruter quatre parmi quinze candidat.e.s. Je leur ai fait travailler une création. Là, je me suis appuyé sur du Bach, une partition que j’utilise fréquemment dans mes actions culturelles ».
Neuf interprètes sont donc en jeu. Mais on peut déceler une dixième présence sur le plateau, une régisseuse, dont le travail consiste à faire monter et descendre, en fond de scène devant le grand rideau en tissu lamé mordoré, une série de poids – que Barreau nomme pendules – suspendus au bout de filins et oscillants. Leur manège qui va croissant intrigue et offre un contrepoint étrange à la danse qui se déroule sur scène.La scénographie est signée Andréa Warzee et, dans la dernière partie, un de ces poids, adroitement manié, viendra percuter l’immense rideau en son centre, créant une onde de choc géante sur le tissu. Souligné par les lumières subtiles de Françoise Michel pour qui c’est la cinquième création avec Barreau – on a été sensible à ces douches lumineuses oranges et vertes venant iriser le plateau -, ce moment heureux final saisit visuellement le spectateur, comme si l’explosion d’un soleil avait lieu tandis qu’un arc-en-ciel illumine la scène et que les danseurs en joie sautent un peu partout.
Il est ardu de tenter de traduire l’élan de cette pièce tant elle est riche et fait preuve d’une invention constante. Cette aventure autant musicale que chorégraphique, abstraite, longue et passionnante, commence par la chute spectaculaire d’un écran de tulle noir qui faisait barrage entre scène et public : nous sommes alors immergés dans le premier des trois concertos (1926) et dans cette musique si particulière de Bartók. Ce qui la caractérise est son mélange de composition savante et de folklore, son usage des percussions et, ici le traitement réservé à l’instrument soliste (le compositeur était un excellent pianiste). On connait son affection pour le la musique vernaculaire de son pays : ethnomusicologue, il écumait avec Zoltan Kodaly les campagnes hongroises, roumaines, slovaques et plus lointaines pour noter des milliers de mélodies, s’appuyant sur des mesures souvent impaires ; il sauva ainsi un précieux patrimoine et le réutilisa par la suite dans ses œuvres : « Opposé à toute idée de pureté culturelle, indique Barreau dans la feuille de salle, il relie dans ses œuvres l’héritage de l’Orient à celui de l’Occident avec une modernité inédite ».
Le défi était de taille et le chorégraphe l’a relevé. Citons de manière un peu exhaustive sa note pertinente donnée à lire au public : « La danse veut ici rendre hommage à l’inspirante humanité de Bartók et à sa musique : aussi libre, révolutionnaire et fédératrice que la joie, aussi déchirante que les fureurs du monde, aussi éclatante et indignée que les cris pour la paix, mélancolique ou exaltée comme un air populaire lointain, poétique comme le silence inouï de la nuit, ardente toujours comme l’astre solaire qui jamais ne finit d’éclairer ». Autre phénomène palpable ; la sensation d’un temps tantôt dilaté, tantôt compressé : « Il y a une éternité dans la musique de Bartók, explique Barreau, qui interroge structurellement le rapport au temps, notamment dans l’utilisation de fugues et de canons. Sommes-nous avant le maintenant, pendant ou après ? Il est toujours dans une logique de rupture, un peu comme Stravinsky », explique-t-il en interview. Dans son portrait filmé***, Barreau poursuit : « Le rapport au temps est complètement bouleversé et la création (chorégraphique) le change (elle aussi) ». De son côté, la scénographe signale renchérit : « Ces douze pendules marquent le temps, le mouvement. On avait envie de donner un indice au spectateur sur le temps qui passe ».
Malgré sa longueur et sa quasi absence de pauses, la pièce tient la distance : « Au fil des neuf mouvements, poursuit Barreau, on navigue d’intimes musiques nocturnes en danses jubilatoires et on est transformés par la musique comme par la lumière ». Il avoue avoir beaucoup travaillé en amont : « Seul à la table avec les partitions (à les étudier), j’ai passé en équivalent de journées de huit heures un mois et demi (à l’ouvrage), mais je n’avais jamais éprouvé autant de plaisir ». Celles-ci sont annotées à chaque page et le chorégraphe semble les connaître par cœur.
Pour revenir à la danse, les mouvements lents sont des moments de grande douceur (ralentis, descentes au sol), les rapides deviennent prétexte à des courses, des diagonales parfois humoristiques, des files indiennes, des explosions de mouvement (grands sauts, vrilles) où le niveau technique des jeunes danseurs excelle, sans ostentation : « Les trois concertos éblouissent, affirme encore Barreau : radicalité percussive et virtuosité, ruptures, ferveur et humour, insurrection et délicatesse, chants d’oiseaux et bruits du progrès, réminiscences folkloriques, citations de Bach, Beethoven ou Stravinsky, interdépendance entre la force d’enracinement de la terre et le ciel ». Le vocabulaire limpide, puisant dans la gestuelle de son propre corps ou dans celle de ses danseurs, se marie fort bien à ce programme, et le contenu abstrait de ses pièces est revendiqué. Citant Dominique Bagouet, le chorégraphe rappelle : « Le geste est expressif au-delà de toute intention ». Lorsqu’il parle de son travail, il estime « croiser l’abstraction formelle et mathématique avec la vitalité musicale du mouvement ».
L’écriture spatiale de Barreau est splendide, généreuse et contrastée et il émaille sa pièce de moments en solos bienvenus, certains se développant sur une veine sensuelle. Cette composition permet de rivaliser avec l’écriture de Bartók, souvent complexe mais toujours audible, restituée ici dans l’ordre par les enregistrements du Chicago Symphony Orchestra (2023 et 1977) et du Helsinki Philharmonic Orchestra (2020). Dans le dernier tableau, les danseurs sont tous vêtus de noir. Même si le troisième concerto est de facture plus classique, le compositeur l’a écrit l’année de sa mort : « Il est constellé d’explosions de vie, précise Barreau, et, en filigrane, d’une conscience profonde de la mort imminente ».
On sait que Bartók décida de s’exiler en 1940 aux Etats-Unis où il fut plus ou moins honoré, mais en rupture profonde et malheureux. Il mourut cinq ans plus tard à 64 ans, vaincu par la leucémie. Il s’était opposé dès 1937 au régime de Horthy en Hongrie, qui avait rallié les nazis.
« Ma véritable idée directrice, disait-il en 1931, c’est la fraternisation des peuples malgré toutes les guerres et tous les conflits ». Cette phrase, énoncée au siècle dernier au début d’une décennie tourmentée par la montée des totalitarismes, est on ne peut plus d’actualité aujourd’hui.
Louis Barreau grandit en Vendée et, à partir de 10 ans, fréquente le conservatoire de La Roche s/Yon/CRD où il suivra trois cursus. Il se concentre sur la musique (accordéon de concert) et le théâtre. Il y poursuit sa pratique de la danse commencée jeune, mais doit interrompre momentanément sa formation suite à un accident au talon. Encouragé par ses professeurs Dominique Petit et Bernadette Gaillard (qui est devenue récemment son assistante), il reprend la danse et arrête le théâtre : il dit avoir été « rappelé par la danse ». Un facteur y a contribué : l’option de spécialité du lycée Mendès-France qu’il a suivie, portée à l’époque par l’enseignante Catherine Moreau.
Encouragé à tenter d’entrer au Trinity Laban Conservatoire of music and dance à Londres, Louis Barreau est pris et y restera trois années, obtenant son B.A. (bachelor of arts) en 2014. Il y fréquente des chorégraphes britanniques célèbres comme Lea Anderson, hélas trop peu connus en France. Il pratique les techniques Graham et Cunningham, ainsi que la Release technique****. De retour en France, il suit un cursus de recherche en danse à l’université Paris 8 sur le conseil de Mahalia Lasibille, anthropologue et maître de conférences, et obtient son master en 2016. Son mémoire, rédigé sous la direction de Julie Perrin, s’intitule Décrire, percevoir et pratiquer la composition chorégraphique : « Je n’en parle jamais et ne l’ai pas relu. Si je le relisais, je le redécouvrirais. Mais ce que mon corps a traversé m’influence. L’expérience est là ».
Barreau quitte ensuite Paris et s’installe à Nantes. Il commence alors à créer autour du Boléro de Ravel. La version en trio qu’il imaginait constituait déjà l’objet de la deuxième partie de son mémoire : « J’étais obsédé à l’époque par le désir au sens deleuzien, le désir comme moyen de composition et à l’opposé de ce que disent les Freudiens ». Il enchaîne ensuite par Bach avec Montagne dorée et deux Cantates (2020 et 2023) et passera par le Sacre du printemps de Stravinsky (2021) et la sonate Arpeggione de Schubert (2022) avant de se focaliser sur le compositeur hongrois Béla Bartók.
La compagnie Louis Barreau s’est produite à Paris et en Ile-de-France et est à présent bien repérée en Pays de la Loire et dans les régions voisines. Son nom circule, sa visibilité s’accroit et le Théâtre de St Nazaire – scène nationale – en a fait son artiste associé entre 2022 et 2024 (deux saisons). Il est également artiste compagnon sur la saison 2O24-25 dans deux autres structures labellisées : le Manège de Reims et le Moulin du Roc à Niort.
Barreau avait donc envie d’une grande pièce, mais projeter une chorégraphie pour autant de danseurs est une véritable prise de risque : « Une pièce comme celle-ci coûte 250 000 € et les apports de coproducteurs ne suffisent pas. On a investi de l’argent et on s’est endettés ». Trois concertos pour piano de Bartók a été dansée six fois pour l’instant. Le retour des professionnels a été très positif. Souhaitons-lui de trouver une vraie diffusion pour cette belle pièce, malgré le contexte actuel morose. Cela est particulièrement vrai en région Pays de la Loire, où le chorégraphe est implanté. Ce territoire a attiré une forte attention depuis plusieurs semaines, car le conseil régional et sa présidente ont jugé bon, en décembre dernier, d’y procéder à des coupes sombres dans le financement de la culture. Après des décennies de soutien, l’ensemble des équipes artistiques du territoire se sont vues privées de toute subvention régionale dès 2025. La compagnie Louis Barreau se voit ainsi amputée de 10% de son budget. Heureusement, elle est aidée par les prêts d’une structure publique, le Crédit municipal de Nantes.
Pour le travail de création sur Trois concertos pour piano de Bartók, la compagnie a été accueillie en résidence au Ballet de l’opéra national du Rhin (CCN de Mulhouse), au Ballet du Nord (CCN de Roubaix), au Grand R (scène nationale de La Roche s/Yon), au théâtre Onyx (SCIN de Saint-Herblain), au CCN de Nantes, au Manège (scène nationale de Reims) et au 783 (Nantes). On est loin de ses débuts où, pour son premier solo, Barreau s’était fait connaître par le réseau des Petits Scènes Ouvertes, puis par Paris Réseau Danse. Il a également été accompagné pendant quatre ans par le Réseau Tremplin, interrégional Bretagne – Normandie – Pays de la Loire.
Signalons également son dispositif 100 cœurs 4 saisons (pour une centaine de danseurs amateurs). Alma Petit, professeur de danse contemporaine au conservatoire de Saint-Nazaire/CRD, y a participé en mai 2023 : « Ce projet est extraordinaire, affirme-t-elle, on peut être ensemble et goûter à la puissance de l’art et à ce que cela transforme en nous, c’est essentiel à l’heure actuelle ».
Le prochain projet de Louis Barreau pour fin 2026 sera un quintette et s’attachera au quatuor à cordes romantique. Il s’appuie sur deux œuvres : une de Beethoven, l’autre de Fanny Mendelssohn, compositrice méconnue et sœur de Félix, méritant amplement une réhabilitation. La musique sera jouée en direct.
*Compositeur et guitariste américain proche des minimalistes et célèbre pour ses performances avec la danseuse Karole Armitage dans les années 1980.
**Un exemple ; sur une idée du président de la république, un dispositif de soutien du ministère de la Culture initié en 2022 s’intitule Mondes nouveaux.
*** La vidéo d’Antoine Tribotté Portrait d’un chorégraphe : Louis Barreau (2025) de 26 min est visible sur le site internet de la compagnie www.compagniedanselouisbarreau.fr
****Skinner Release Technique ou SRT : approche somatique du corps dansant inventée par l’américaine Joan Skinner à la fin des années 1960.
Coproduction le Manège, le Grand R, Ballet de l’opéra national du Rhin, Théâtre Onyx, Réseau Tremplin.
La pièce a été créée au Manège de Reims le 5 novembre 2024 et vue le 19 décembre ddernier à Saint-Nazaire au Théâtre, scène nationale.
Visuel : © Alain Julien