On s’explique très mal l’effacement de la Strasbourgeoise Olga Mesa sur les plateaux chorégraphiques de l’Hexagone. Découverte de sa dernière pièce, totalement singulière, dans une soirée partagée avec Marcela Santander Corvalan
Voici cinq ans déjà que Pôle Sud, Centre de développement chorégraphique à Strasbourg, engage chaque nouvelle année avec un temps fort de programmation intégralement dédié à des femmes chorégraphes. Intitulé de l’événement : « L’année commence avec elles ».
La place des femmes dans l’art chorégraphique ? Il y aurait tant et tant à écrire. Du moins bon : soit l’idée répandue dans le monde moderne occidental que la danse aurait par essence quelque chose de spécifiquement «féminin» – hors le hip hop. Aux hommes la performance sportive ou la rudesse du geste guerrier. Aux femmes, les élégances de l’expressivité et de l’émotion fine. Clichés, réductions, raccourcis, assignations. De façon corrélative : la suspicion d’une indexation gay, lorsque ce sont des hommes qui s’y investissent.
Reste que des femmes en nombre ont tenu des rôles les plus éclairants dans le projet de la modernité en danse. D’Isadora Duncan à Mary Wigman et Martha Graham, d’Anna Halprin à Trisha Brown ou Yvonne Rainer. Or dans le paysage institutionnel de l’Hexagone est régulièrement pointée la persistance d’un partage inégal genré dans la distribution des postes de responsabilité. Puis on en vient à songer aux évolutions esthétiques des décennies 90-2000, où l’art chorégraphique a si vivement croisé l’acquis de l’art-performance. D’où un questionnement vigoureux de la construction du genre à même les corps investis sur les plateaux.
Bref, les angles et les questions foisonnent, dès lors qu’on entend mettre la focale sur la part dévolue aux – conquise par les – femmes dans la création chorégraphique. À Pôle Sud, le CDC de Strasbourg, la programmation de Joëlle Smadja sur ce thème, s’abstient de défendre une thèse univoque. Mais de Nadia Beugré à Olivia Grandville, de Nach à Olga Mesa, entre autres, elle propose un paysage aux motifs saillants et versants contrastés, très actuel. On sera bien inspiré d’en déceler les cours souterrains, lignes d’errances, et contre-jours.
La pièce Concha, histoires d’écoute ouvrait cette programmation. Elle est cosignée par la chorégraphe Marcela Santander Corvalan, et la comédienne Hortense Belhôte. Celle-ci est également férue d’histoire de l’art (pictural). Toutes deux évoluent sur le plateau. Mais alors, mentionnons aussi la présence « live » du musicien Gérald Kurdian. Par-delà ses claviers, ce barbu non sans carrure déploie un protagonisme tout en délicatesse d’écoute et de douce ironie.
Cette pièce est rescapée du Covid. Son déroulé est très morcelé. On le suit comme en tournant les pages d’un livre d’images, séquence après séquence. Ainsi, le propos y manque-t-il quelque peu son envol dramaturgique. Mais ce rythme de la fragmentation fait sûrement archive des modes de création confinés, et à distance, qui s’inventèrent par la force du contexte épidémique. C’est intéressant.
Concha s’ouvre sur un magnifique hors champ référentiel, projeté en fond de scène : soit une grande houle sombre, filmée au milieu du XXe siècle par l’artiste expérimentale Maya Deren. Les lourdes vagues déferlantes sont aussi rembobinées dans leur retour au large. En découle un étourdissement suggestif, tandis que l’artiste arpente la grève parsemée de coquillages, scintillant d’attention.
Justement, la concha est un coquillage, énorme ; la conque en français. Sa fente percée au cœur de replis ondulants, soyeux à l’œil, lui vaut un rattachement onirique, sinon parfois très cru, au registre évocateur du sexe féminin. Sa taille impressionne, renforce sa puissance évocatrice, suggère qu’on y colle l’oreille, par laquelle percevoir un grondement de puissances marines, intérieures et lointaines à la fois. Artiste latino-américaine politiquement engagée, Mercedes Elena Gonzalez avait su faire geste politique d’une toile où la simple apparence d’une concha, muette, énigmatique, provoque une puissance quasi subversive, qu’aucune censure idiote ne pourrait capturer.
Amérique latine. Féminisme. Engagement. Elle-même chilienne installée en France, Marcela Santander Corvalan pose d’entrée de jeu ces déclarations d’affiliation. A ce stade, on craint un peu. C’est comme s’il fallait cocher les cases attendues d’un manifeste woke. Crainte infondée. La danseuse chorégraphe, et sa partenaire comédienne, pratiquent l’analogie, la libre association, pour faire vivre une vision du monde riche de libre fantaisie et mutine insolence. Cette concha (qu’elles tiennent à la main) doit s’écouter en résonances multiples. Si fermé parait le coquillage, sa fente ne demande qu’à exhaler un foisonnement de sensations émancipatrices.
Cela passe particulièrement par des interprétations iconoclastes de plusieurs tableaux, par Hortense Belhôte. Le féminisme y produit des effets heureusement ravageurs, par exemple au moment de détrousser le canon liturgique d’une Annonciation de Boticelli. Dans Concha, histoires d’écoute, la liberté de ton – hélas trop peu relayée en gestes physiques, non sans laisser le souvenir d’une stupéfiante danse de sourcils – invite à une déconstruction des significations, pourvoyeuse d’une humeur un peu foldingue, dont on a aussi besoin pour entrer en résistance.
La seconde pièce à l’affiche de la soirée se donnait là en création. À l’occasion de cette escapade alsacienne, on apprend que l’artiste espagnole Olga Mesa réside désormais à Strasbourg. Et on se souvient comment elle compta, jusque sur les scènes parisiennes prescriptrices, sur un versant très singulier du mouvement de la « non danse ». Elle opérait de grands débordements de soi dans l’espace, présence physique indisciplinée, pourtant tamisée par un recours très sophistiqué aux nouvelles technologies.
À présent, au vu de sa pièce Une Table à Soi (danse de mains), on s’étonne que tant de talent prospectif soit désormais boudé par les programmateurs de l’Hexagone (tout en se rassurant du fait qu’il en va tout autrement dans d’autres pays). Il faudra un jour questionner ce phénomène de mises en avant, puis d’évictions, dans les faveurs scéniques (effets de mode, suivismes, courtisaneries, etc).
Une Table à Soi fait songer, bien entendu, au féministe Une chambre à soi, de Virginia Woolf. On note aussi que mesa, quand il s’agit du nom commun espagnol, se traduit en français par table. Un instant au plateau, Olga Mesa manipule une minuscule maquette d’une table, comme surgie de lointaine matrice de tous les possibles. Il y a de ça en sa présence. Olga Mesa n’est plus une jeune fille. Elle n’expose rien qui se soucierait de faire belle femme. Or la voici magnétique, par entièreté d’engagement de sa propre personne en plateforme des métamorphoses.
Autant la concha déployait tout un monde en se faufilant par la fente d’un objet naturel clos, autant La table à Soi d’Olga Mesa se déploie d’emblée dans toutes les dimensions ouvertes de la cage scénique. Celle-ci est peuplée d’un bric-à-brac de paravents, de perches, de ventilateur, pieds de micro, gélatines flottant au mur, couverture de survie dorée, projecteurs lumières massifs à même le sol, projecteur d’images aussi (et on repense au projecteur de Concha). Cela fouille des arrières pièces, génère des lignes de fuites du regard, embrasse des volumes, accroche des signes
L’essentiel des images convoquées par l’artiste, seule en scène, sont celles qu’elle tourne elle-même en « live », petite caméra en main, tournée vers elle. Sa déambulation, sa prise d’espace, ses passages au sol, seront re-projetées à l’écran, de même qu’un texte écrit directement au clavier, de ses propres pensées dites. Dialogue avec sa mère, évoquant encore la séparation de la Covid ; l’échange de petites danses de mains pour toujours partager, inventer.
Ainsi ce solo paraît une auto-création d’elle-même, dans une fiction effective hic et nunc, par un principe très libre de fluidité et de mise en circulation de plans successifs de personnalité. C’est assez deleuzien, où se conjuguent d’énigmatiques articulations de perspectives. Jamais l’être présent ne se départ, ni entre en surplomb, d’un univers d’environnement intégralement fécondé. On en ressort grandi de perspectives aussi fouillées qu’amplifiées. Et cela est éminemment, évidemment, chorégraphique.
Visuel : ©Christoph de Barry / Hans Lucas