Friends of Forsythe : on aura raison de trouver à ce titre une fumeuse un brin fantaisiste. Dans cette nouvelle pièce, le grand maître contemporain ouvre un nouvel éventail de sources : non plus seulement depuis le ballet, mais aussi le hip-hop et les danses traditionnelles. D’où un langage renouvelé, qui tient en haleine, voire fascine.
Comme Anne Teresa De Keersmaeker l’est sur le versant féminin, on pourrait s’accorder sur le fait que William Forsythe, lui, sur le versant masculin, aura été le grand maître dominant de la danse occidentale contemporaine savante au tournant des millénaires. Cela en imprimant une folie de torsions sans limites dans le vocabulaire du ballet classique. À Montpellier, c’était devenu une évidence que ses pièces soient vues à l’Opéra-Berlioz du Corum, lequel n’a pas grand-chose à envier à la monumentalité de l’Opéra-Bastille.
Mais pour voir sa nouvelle œuvre en première française, Friends of Forsythe, on s’est déplacé en périphérie de la ville, jusqu’au Théâtre Jean-Claude Carrière. C’est une salle récente, elle aussi, mais bien différente. Franchement pensée pour l’art théâtral, sa scène apparaît toute cubique. Et ses murs latéraux sont rehaussés de grandes appliques triangulaires. Avec toute une partie du public installée sur le plateau pour ces représentations, on a ressenti la géométrie d’une résonance parfaite ; un volume d’intensité expérimentale. Dit autrement : une boîte à malices, plutôt qu’un terrain pour démonstration géante.
Là, pile au cœur du plateau scénique, pile au centre d’une découpe carrée en tapis blanc, tout débute par une monade de deux corps masculins assis au sol, entrelacés dans un enchevêtrement de membres dont on sait à peine lequel attribuer à qui des deux interprètes. Une grande sensation de pondéralité en attente, de contact indéflectible mais à l’arrêt, empreinte d’humeur fondamentale. Tout est plongé dans une lumière intense, très crue, constante une heure durant. Quant à la musique, elle fait palpiter le silence, à peine chuintée, peu variante, d’on ne sait où sur les marges. Tout vibre d’une tension en attente.
Indiquons d’emblée qu’au final, les deux mêmes hommes viendront se rejoindre au même emplacement, dans la même installation d’un nouage partagé. Entre les deux se sera développé, telle une fleur s’ouvrant, un relevé, un dénouage, un déploiement, un grand bouquet mouvant, dans une densité fascinante de dialogue gestuel volubile, constamment relancé : une sobre ivresse d’inventivité, dont les phrases sèches, si clairement visuelles qu’on les perçoit audibles, sont scandées de brusques et brefs passages à l’obscurité totale, déclenchés par frappes des mains.
Toute cette danse est éminemment ponctuée (virgules, points de suspension, majuscules, minuscules, parenthèses, relances), dans une jubilation de compositions et de redistributions de la mise, de la règle et des enjeux. Des équipes aussi : ils et elles seront six interprètes au total, déclinant toutes les combinaisons de duos, trios, etc. Mais en fait, elle est seule, unique femme aux côtés de cinq hommes. Julia Welsa est l’archétypique danseuse des pièces de Forsythe, tout en acuités, élancements et flamboiements d’un vocabulaire classique ensorcelé au temps présent. On lui trouve un éclat diamantaire.
D’autant que ce style, dûment repéré autant que magnétique, contraste sur un éventail de registres bien plus large. Chez les hommes, il faut aussi compter avec la circulation presque acrobatique de gestuelles hip-hop, ou encore une rusticité méthodique de figures de danses traditionnelles, le tout traversé du savoir détaché de la danse contemporaine. Toute cette distribution émane de ces diverses pratiques, pour tisser un manifeste combinatoire.
C’est à foison que ces lignes d’inspiration produisent un langage inépuisable, paraissant toujours écrit à neuf, dans des figures de doubles en miroirs, des fondus de rencontres siamoises, des enchaînements interminés, de membres écartelés, mains glissées, intromissions sinueuses dans des angulations articulatoires, des brisures de gestes tranchés, des élévations retenues, des pliures proches de la contorsion, des coulés déroulés, des audaces acrobatiques. Tout d’une plasticité extrême, où la plus grande des vertus semble le sens de l’écoute réciproque.
Or, même au comble de fluidités incandescentes, même dans une phosphorescence d’éclats visuels, tout semble parfaitement tenu, pondéral, distancié, dans des états suspendus, où vibre le pré-mouvement, et d’où émane un flux perpétuel d’empathie kinesthésique. C’est un chant des possibles à l’infini, une cataracte de gestes rares, une grande dispute gravitaire. Et c’est souverain. Et c’est absurde. Et ça aimante, à l’appel d’un au-delà des attentes, d’un art encore souverain, quand autour, tout bruisse des effondrements cataclysmiques de l’humanitaire et du vivant.