En création mondiale à la Biennale de la Danse de Lyon, le maître incontesté de l’abstraction chorégraphique revient, trois ans après le très chic Miramar, à son plus haut niveau pour nous offrir une vague de beauté aux lignes pures qui témoigne de son exigence d’écriture si précise. Sublime.
Pour comprendre ce qui s’est passé sur le plateau de La Maison de la Danse ces deux derniers soirs, il faut remonter le temps et voyager dans les questions qui taraudent Christian Rizzo. Il y a vingt ans tout rond, nous avions découvert ses corps enfouis (Soit le puits était profond, soit ils tombaient très lentement, car ils eurent le temps de regarder tout autour). Depuis, il n’a cessé d’explorer la distance entre le vide et le plein de différentes façons. La lenteur dans L’oubli toucher du bois, l’adolescence dans Sakinan göze çöp batar, les danses pop dans le triptyque d’Après une histoire vraie, Ad noctum et Le syndrome Ian, les fantômes annonciateurs du Covid dans Une maison. En 2021, il glissait de la mélancolie dans le hip-hop avec En son lieu. En 2022, dans Miramar, il semblait avoir « tourné le dos ». Et là, vous vous demandez pourquoi on vous délivre une biographie lacunaire de ce maître de la danse contemporaine ? Parce que À l’ombre d’un vaste détail, hors tempête arrive comme une élévation qui regarde avec une très belle distance tous les gestes inventés depuis, non pas 2005, mais en réalité 1996, date de la création de sa compagnie, l’Association fragile.
Et revoici, en création mondiale à La Biennale de la danse de Lyon, ces corps vêtus de noir, sur un tapis de danse blanc. On a la sensation, dès que le premier geste se pose, l’air de rien, d’une marche bras dessus bras dessous. Une marche qui peut tout être : le témoin d’une amitié, d’un amour ou d’un deuil à partager. Pour l’instant, il n’y a pas encore de soutien au sens tragique du terme, personne ne s’est effondré pour de bon, mais quelque chose nous dit que cela va arriver. Peut-être à cause de ce texte de Célia Houdart qui nous amène à regarder à travers des persiennes fermées l’été qui s’en va. Par deux, par trois, les interprètes arrivent tels des vagues de gens qui traversent la vie des autres et la nôtre. Enzo Blond, Fanny Didelot, Hans Peter Diop Ibaghino, Nathan Freyermuth, Paul Girard, Hanna Hedman, Anna Vanneau vont devenir interdépendants sans s’en rendre compte, sans le décider. Bientôt, les corps vont se pencher dans une légère diagonale, juste assez pour ne pas pouvoir s’en sortir seul·e. Bientôt, les dos toujours droits vont entraîner les bras carrés dans des vrilles à contre-sens qui vous subjuguent de beauté en attendant l’inéluctable sentence.
L’écriture de Rizzo est complexe, elle n’est pas compliquée pour autant. Ce qui compte, c’est le rythme et le fait de pouvoir compter ensemble les pas qu’il reste avant de se retoucher, de se reprendre la main dans un porté insensé qui dessine un croisement à angle droit. Le flux poétique de ce spectacle est également porté par la partition musicale qui a des allures de messe. On entend un orgue électrique : dit comme cela, ça paraît horrible, mais c’est tout le contraire. Et pour cause, aux manettes, on retrouve Pénélope Michel et Nicolas Devos, icônes de la musique électronique. L’ambiance est celle d’une élégie qui vient réparer la tristesse.
Le texte prend parfois des allures de Giono ou Quignard. Il y a une mélancolie absolue dans les mots qui est traduite dans les corps, à moins que ce ne soit l’inverse. Le groupe se rassemble, il se rappelle des bons souvenirs, telle cette citation en quatre temps du pas le plus célèbre de d’Après une histoire vraie, ce presque saut traditionnel, les bras sur les épaules de l’autre, sur le côté, ou évidemment une ronde, comme si souvent. Si Rizzo pose un cercle, c’est qu’il est tracé par les lignes des danseur·euses qui se déphasent quasiment, qui vont au bout du geste jusqu’à danser de vrais slows, ou de vrais rocks, au premier degré, comme un souvenir qu’on grave pour ne pas avoir à l’enterrer. Rizzo nous attrape une nouvelle fois dès le premier mouvement et ne nous lâche jamais, nous entraînant dans le sac et le ressac de sa danse qui aime chercher les côtés plus que les centres. L’air de rien, le rythme est plus rapide que ce qu’il laisse croire ; la puissance des images est créée par le génie du bon timing. Les corps glissent pour se retrouver, pour communier, et après que tout est fini, on a la sensation que le plateau est encore plein de toutes les rencontres qui font une vie.
At La Maison de la Danse, Christian Rizzo premiered À l’ombre d’un vaste détail, hors tempête as part of the Biennale de la danse de Lyon. The piece looks back at almost thirty years of his choreographic journey, from the slowness of L’oubli toucher du bois to the pop dances of d’Après une histoire vraie, and the melancholic turns of En son lieu and Miramar. Performed by Enzo Blond, Fanny Didelot, Hans Peter Diop Ibaghino, Nathan Freyermuth, Paul Girard, Hanna Hedman, and Anna Vanneau, the work explores interdependence, fragile balances, and collective gestures that oscillate between tenderness, loss, and memory. Set to an elegiac score by Pénélope Michel and Nicolas Devos, the performance unfolds like a living archive of Rizzo’s choreographic vocabulary, weaving melancholy and community into an unforgettable poetic flow.
Le spectacle a été présenté les 16 et 17 septembre à Lyon.
À voir à Paris, à la MC93 dans le cadre du Festival d’Automne, du 6 au 9 novembre 2025
La Biennale de la danse de Lyon se tient jusqu’au 28 septembre, à Lyon.
Visuel ©Marc Domage