« A little bit of the moon » : Rabih Mroué révèle Anne Teresa de Keersmaeker

« Tu tournes »

Nous sommes une petite centaine, assis et assises dans l’espace immaculé de la Fondation Fiminco. Les tabourets, faits de carton, sont disposés en un grand arc de cercle. Face à face, elle et lui se mettent à jouer… de la flûte.

Aux côtés de Lina Majdalanie, Rabih Mroué façonne depuis trente ans un théâtre performatif où l’histoire du Liban croise celle de l’art. Cette édition du Festival d’Automne lui consacre un portrait. Anne Teresa de Keersmaeker, pour sa part, est sans conteste l’une des plus grandes chorégraphes vivantes. Révolutionnaire de la danse contemporaine depuis 1982 avec Fase, elle interroge depuis plus de quarante ans la manière de vraiment danser la musique. Depuis Fase,  précisément, chacune de ses pièces donne une réponse à cette question : plutôt que danser au rythme de la musique, comment la danse peut-elle devenir la musique ?  L’une des réponses à cette question revient ici dans une rencontre inattendue.

« Le jour et la nuit »

Sur le papier, leurs noms ne semblent pas spontanément se lier. Il incarne le théâtre, elle la danse. Mais un fil rouge les unit : Bach, oui, la musique de Bach. Rabih Mroué se révèle tel qu’en lui-même : drôle, léger, généreux. Elle, de son côté, commence par un geste signature, une vrille, une torsion, comme pour s’en débarrasser, l’air de dire : « Vous voulez Fase ? Prenez. »

Voir Anne Teresa de Keersmaeker danser est devenu rare, donc précieux. La voir danser à quelques centimètres de vous tient du mysticisme. Rapidement, l’humour s’impose comme le lien structurant de leur duo. A little bit of the moon devient une affaire de transmission. Il la pousse à jouer de la musique, elle l’invite à danser. Mais, au fil de la pièce, elle règne de plus en plus sur l’espace.

« Let’s practice »

La danse devient… sienne. Le moment est suspendu. Au rythme de la clarinette de plus en plus enragée de Rabih Mroué, que nous découvrons être aussi un musicien virtuose, elle phase et déphase, déploie ses épaules jusqu’à aligner son bras avec ses omoplates et va jusqu’à ce qui l’anime aujourd’hui : la colère, la disparition de notre planète, c’est-à-dire : l’air, le vent et le feu surtout.

Si la pièce démarre de façon un peu ardue, elle se dévoile progressivement, au gré des cercles qui se font et se défont, non seulement dans ses bras et son buste, mais aussi, révélation, dans ses hanches. Cette dimension, souvent insoupçonnée chez Keersmaeker, éclaire la richesse de son vocabulaire gestuel.

Duo (à deux corps)

La tension s’apaise, la confiance gagne. Les gestes s’élargissent, les interactions deviennent plus généreuses. Cela mène à une sorte de cadeau scénique : un duo complice, amical. On devine qu’ils se connaissent depuis bien plus longtemps qu’on ne l’imaginait.

Quand se sont-ils parlé pour la première fois ? Ici à Paris ? Ou à Beyrouth ? Il est temps de se parler, de tout dire. Pour lui, comme pour elle. On apprend enfin que la torsion, fondement du geste keersmaekerien, est réellement son geste fondateur. Ce que nous pressentions empiriquement se confirme : elle le dit. À travers cette danse, nous découvrons aussi que son ouverture de bras emblématique, cette signature, n’est autre qu’une demi-arabesque qu’elle a libérée de son propre regard pour en faire un geste universel.

« Je peux le danser »

Peut-être fallait-il du temps, beaucoup de temps – plus de quarante ans de carrière – pour qu’elle ose enfin se montrer telle qu’en elle-même. Certainement fallait-il aussi surmonter les polémiques, comme celle qui l’a éprouvée cet été. Aujourd’hui, Anne Teresa de Keersmaeker apparaît lumineuse, joyeuse, généreuse, comme la décrivent souvent ceux qui la connaissent intimement. Et quel bonheur pour nous, spectateurs, de la voir ainsi, après tant d’années. Cela fait quarante ans qu’Anne Teresa danse. Et visiblement, ce n’est pas près de s’arrêter.