À quelques heures de la clôture, le festival ouvre la scène à deux artistes qui cochent à peu près toutes les cases des grands sujets qui nous préoccupent.
À quoi sert la danse, comment peut-elle s’insérer dans un dispositif plus large de création et même de connaissance, de reconnaissance ? Voilà ce qui planait jeudi sur le festival June Event et qui nous a particulièrement enchantés et l’on regrette l’absence de la ministre de la culture Rachida Dati qui se désole actuellement de l’entre-soi et de la difficulté à partager, entre générations, entre classe sociale. Hier soir, elle aurait pu mieux observer les formes possibles de cette transmission. Cette éloquence inclusive qui donne à penser « là où chacun, nous campons », ce vieil occident, cette sulfureuse culture gréco-latine dont l’expansion guerrière, est aussi un appétit de puissance et de confrontation avec la mort (Pascal Quignard bien sûr). Il y a d’abord cet enjeu périlleux de dire sans être écrasé par un discours, là où la danse perd en grâce lorsqu’elle se fait pure accompagnement didactique, amplification rhétorique, lorsqu’elle ne fait que redire, répéter (ainsi lorsque la notation devient rigide en fermant cette fenêtre de l’imaginaire de sa transmission).
Ce que la danse « donne » aux paroles de réinitialisation de l’histoire de la colonisation, c’est ce point de départ de l’arrachement, qui ne se contente pas de « déconstruire », mais travaille aussi à reprendre, recommencer, dans un geste qui ne lâche ni le passé ni ce qui finit par advenir maintenant. Elle s’insère en même temps qu’elle transporte, créant cet espace allégé qui porte vers une compréhension fine de « ce qui arrive », ce qui est déjà arrivé, ce « Fampitaha, fampita, fampitàna » de Soa Ratsifandrihana qui traverse cette texture de performance et de musique de la culture malgache, lui donnant corps entre allitérations et déplacement, retrouvant les liens discrets qui habitent les corps en mouvement. Ici, avec la formidable présence du musicien Joël Rabesolo qui parcourt toutes tonalités de l’émotion rythmique entre guitare et percussion (un peu de synthés aussi) dont la gracieuse nonchalance dit tout de ce que peut être une mémoire, à la fois ancrée et échappée dans l’immédiateté de la danse. Danse traditionnelle qui rejoint le geste contemporain, zoom furtif qui éclaire d’un regard nouveau l’effet subversif du répertoire baroque au-delà de la simple danse de cour. Ratsifandrihana effleure plus qu’elle ne parle ce langage suspendu de la confession et de l’histoire. Ainsi, dans son quasi final, par exemple, ce « dansé murmuré » de dos, en pas chassé où la voix créole tout en pensivité se parle à elle-même (parle d’elle-même) pour verbaliser ce qui pourrait alors s’échapper. Une langue dont le sens apparaît dans la mise en scène de sa vibration. Une langue dont le corps est à la fois proche et lointain, une silhouette qui danse avec son ombre, une voix qui retient sans interdire l’amour qui la porte, une danse comme une invitation surprise, mélange de courtoisie et de crudité. Des corps qui s’échappent et pourtant se donnent : un prodige de la transmission.
Mais l’on peut aller plus loin encore dans ce déploiement gracieux de ce que l’on pourrait appeler un espace de (re) connaisance. La première partie de cette soirée nous a ainsi instruits des nouvelles formes de muséographie dont la danse pourrait être partie prenante avec la proposition de Zora Snake, « l’Opéra du villageois » déjà présenté à La Cité internationale de Paris (« Afriques : Utopies performatives) et au Palais de Tokyo (Festival Sens interdit). Un dispositif très maîtrisé qui combine des formes nouvellement répandues dans le spectacle vivant, par exemple le fait d’entendre des voix-témoin (artiste, intellectuel, politique) qui documentent le sujet de la déconstruction et parfois le mettent en abîme, « à l’insu de leur plein gré ». Cette amplification de la parole « autorisée » est ici très juste et en cela parfaitement intelligible dans son économie, son choix de ne pas trop en faire (ce qui est le défaut d’autres expériences). Elle laisse glisser et « laisse comprendre » les zones d’ombre fondamentale qui peuvent apparaître alors et dont le scénographe a fait son sujet.
De l’appropriation culturelle, lorsque l’on distingue une voix dire qu’il faut certes restituer les œuvres, mais aussi s’assurer qu’elles seront « conservées » en tant qu’objet, de la déconstruction même de l’œuvre d’art où il ne contiendrait pas de vivant, mais simplement cette trace lointaine que les spécialistes seuls pourraient entendre bruisser au loin (pensons à Georges Didi-Huberman), « l’Opéra du villageois » s’emploie à explorer la fragile porosité des « discours de circonstance », que celui-ci soit politique ou qu’il s’inscrive dans une vision historisée du vivant (la séparation objet-sujet à laquelle procède l’Occident à partir du XVIIème siècle et dont on lit aujourd’hui l’épilogue) en mettant en scène un « espace de dialogue entre les corps et les œuvres d’art », au moment où justement l’Occident « se retourne » vers une approche plus holistique du vivant (cf. Bruno Latour). En rompant, pour commencer, la frontière invisible entre la scène et le public (qui est arrosé, apostrophé, recruté pour des travaux de force, mais avec le sourire), en poussant l’énergie vitale de la danse, sa logique de possession/dépossession, ce corps devenu autre (pensons ici à Pierre Legendre et à son instructive étude pour la danse : « La passion d’être un autre »). En réincarnant le souffle mémoriel qui habite le mouvement spectaculairement mis en scène (magnifique performance de Zora Snake). Quelque part, dans cet opéra du villageois (mais quel beau titre), tout est dit plus exactement, plus rien ne peut nous paraître étranger à ce que l’on voit déjà et c’est l’une d’une grande réussite de ce spectacle dont l’ambition – nous le croyons est aussi de renouveler les arts de la muséographie en proposant une expérience partageable avec le spectateur d’aujourd’hui, non pas celui qui lit les livres des intellectuelles postcoloniaux, mais celui qui vit dans les réseaux sociaux, dans une succession de mouvement déclaratif, intempestif. Il y a ici ce que le spectacle vivant peut apporter de plus précieux, à savoir, le contact direct avec « ce qu’il se passe » et, plus avant, ce qu’est un objet de mémoire, en quoi on peut entendre sa vivante vibration. Pensons aux attaques des chefs-d’œuvre dans les Musées dont les défenseurs du climat se sont fait une spécialité. Il y a encore une autre façon de « toucher », et le public et l’objet lui-même, et de redonner vie à ce qu’il porte de réel, hors des archives, des vitrines sous haute surveillance, hors des dépôts. Et là encore, c’est bien le geste de la danse qui en ouvre les portes.
Photo : Zora Snake (c) Marie Koehler
La 18e édition du festival JUNE ÉVENTS a lieu du 22 mai au 8 juin 2024. 4 artistes issus de la Fédération Wallonie-Bruxelles y seront présent.e.s lors de cette édition.