Cuir, écrans LED et corps incendiaires : Leather Better d’Andrea Givanovitch et Titre provisoire de Johana Malédon au Festival Danse Dense

Leather Better d’Andrea Givanovitch : Le refuge dans la peau

Une silhouette sombre et princière s’allonge langoureusement sur le plateau, baignée dans la lumières tamisée et en symbiose avec les sonorités électro-envoûtantes (AJA Ireland Slug) qui résonnent dans l’espace. Des mouvements lents et furtifs au sol, comme un spectaculaire oiseau qui n’ose pas encore dévoiler toute sa magnificence. Au fur et à mesure que la performance se déploie, les bruits générés par la veste en cuir attirent l’attention plus que tout autre élément présent sur scène. Amplifiées à l’aide de plusieurs microphones placés stratégiquement, les sonorités issues de la friction entre le cuir et la peau créent à la fois un effet d’étrangeté et une percutante intimité avec le corps performatif. Les déplacements du performeur dans l’espace et sa manière d’entrer en contact avec la matière laissent place à des projections multiples quant à la signification de ces bruits inédits. On peut imaginer aussi bien les coups de fouet d’un agent incarnant un système répressif, que des pratiques érotiques BDSM ou, comme la note d’intention l’explique, des symboles liés à « une imagerie virile » renvoyant à la figure du motard et du cowboy. La subversion et le détournement de cet imaginaire ultra-virile annoncés sont, à vrai dire, moins faciles à saisir lors de la première partie de la performance – exercice de style qui relève plutôt de la pratique de laboratoire. En revanche, la deuxième partie enclenche le choc attendu pour que la dramaturgie explose, engageant ainsi les spectateurices dans un processus qui va bien au-delà d’une observation distante et externe.

La performance évolue de sorte que la matière sonore et corporelle s’éloigne des simples associations avec un tissu. Le champ des perceptions s’élargisse ainsi d’une manière qui privilégie l’immersion dans l’ambiance proposée plutôt que l’dentification et l’appréhension des mécanismes à la racine des sons générés sur scène. Entre deux microphones, le performeur fait frapper les franges étendues sur les bras et les jambes d’un geste qui brouille les pistes entre la brutalité émanant d’une entité extérieure et la violence issue de soi-même. Une fois la veste en cuir enlevée, les gestes performatifs se déplacent enfin vers une forme d’autoviolence où cruauté et sensualité s’entremêlent pour permettre au performeur de se dévoiler pleinement. Et il n’hésite pas à le faire, avec toute la vulnérabilité et la force qu’un corps queer en quête de transformation puisse incarner – démarche réussie également grâce à l’accompagnement musical assuré par Paul JF Fleury. Bouleversant par la manière dont il s’épuise et s’offre à son public, sans pour autant perdre de son éclat, Andrea Givanovitch migre entre friction et fictions queer avec aisance et puissance.

Titre provisoire de Johana Malédon : les mots de l’oppression dans la peau

Quelques minutes avant le début de la performance, le temps de la transition entre les deux pièces partageant le plateau, Johana Malédon, fondatrice de la Cie Mâle, déambule « incognito » dans le foyer du Théâtre de Vanves. Rien dans la posture sereine et bienveillante qu’elle affiche n’annonce la tempête qui suit une fois qu’elle monte sur scène. Et le cliché ici énoncé se trouve justement au centre de son projet chorégraphique intitulé Titre provisoire : Comment le fait d’assigner quelqu’un à une catégorie à partir d’une seule impression influence-t-il la réception d’un corps en mouvement ? D’où cette nécessité de nommer, de créer des identifications et des projections face à un objet/ sujet que nous n’arrivons pas encore à saisir ? Et, pire encore, peut-on vraiment échapper à ce piège, malgré les plus nobles intentions ?

La performance commence sans grande pompe : l’artiste émerge sur scène sans que l’on sache si le show a déjà commencé ou si elle est juste en train de vérifier les derniers détails techniques. Entre câbles et épingles de cheveux, l’artiste guyanaise dresse son corps de sorte que le public s’aperçoive qu’on est déjà en plein acte performatif. Elle assemble vigoureusement un écran LED évoquant une enseigne de magasin : des mots, apparemment aléatoires, s’y enchaînent à une vitesse qui rend impossible la compréhension limpide de chacun d’eux. Ses regards – accusateurs ? ironiques ? envoûtants ? – fixent les spectateurices et les installent dans une zone d’inconfort qui ne fait que commencer. L’étrangeté se prolonge à travers une série de gestes joués à la frontière entre immobilité, à l’instar d’une figure figée dans un tableau, et mouvements brusques et rapides, comme dans un fast motion filmique, tandis que le fond sonore (création musicale Rodrig De Sa) plonge l’audience dans une ambiance hors de ce monde. Les images corporelles qui s’en suivent entraînent un dialogue muet avec les mots affichés à l’écran, sans qu’on puisse y repérer une illustration au premier degré. Ainsi assiste-t-on a une multitude d’hypostases incarnées par la performeuse : corps en crise, corps immobile, corps enragé, corps envahissant, corps en retrait.

Si certains termes figurant sur la LED renvoient à des stéréotypes plus ou moins subtilement racistes ou sexistes – comme « cutie », « lion », « baobab » ou « chocolat » – l’artiste y répond en employant parfois des accessoires qui suggèrent l’écrasement et la suffocation de manière plastique. Ainsi le corset (costume Gwladys Duthil) détourne-t-il la symbolique érotique associée à la féminité pour dénoncer l’oppression, pendant que les épingles de cheveux jetés par terre signalent une tentative de libération. Cette stratégie culmine avec la fin de la performance, où les objets scéniques soigneusement ordonnés par Johana Malédon sont lancés dans un chaos qui exprime son tourbillon intérieur. Les cris violents qui clôturent la performance détournent le stéréotype de la « femme noire en colère » pour en faire un vrai rituel ravageur, sans promesse de guérison ou de rédemption. Scène dévastée, corps vidé de paroles et de voix : entre les deux, nos silences impuissants et nos cris avalés dans la gorge.